lundi 28 mai 2007

Toute histoire a un contexte. Une réponse à Laurent Joffrin refusée par Libération...


T"NOTA : Les critiques que Laurent Joffrin, directeur de Libération, a formulées dans son éditorial du 24 mai à l’encontre de la tribune publiée dans la page « Rebonds » (22 mai), par Pierre Schill (membre du CVUH), nous ont incités à demander un « droit de réponse », que Libération ne nous a pas accordé. Nous avons donc décidé de publier ce texte sur notre propre site".



(Nous avons ajouté quelques précisions qui manquaient dans le texte initial rédigé comme une réponse rapide. Elles figurent entre crochets)


La première décision du nouveau Président de la République, - une décision par essence symboliquement forte - de demander à l’ensemble des enseignants d’histoire-géographie de lycées de lire au début de chaque année scolaire la lettre que Guy Môquet écrivit à ses parents avant son exécution le 22 octobre 1941 en représaille à l’assassinat d’un officier allemand interroge la communauté historienne.
Pierre Schill, enseignant d’histoire-géographie et membre du Comité de vigilance face aux Usages publics de l’histoire (CVUH) dans un récent article (Libération du 22 mai) a expliqué clairement pourquoi il ne se plierait pas à cette décision du pouvoir : en premier lieu pour défendre l’autonomie de l’histoire comme discours savant, instrumentalisée aujourd’hui par ce même pouvoir, et ensuite, pour défendre l’autonomie pédagogique du métier d’enseignant. Laurent Joffrin, directeur de la rédaction deLibération, répondant à l’article de Pierre Schill (Libération du 24 mai), estime au contraire que la décision du Président de la République repose sur sa légitimité démocratique. On sait pourtant combien, depuis quelques mois, Nicolas Sarkozy a usé et abusé d’un recours systématique à l’histoire, amalgamant et compilant des références hétéroclites, en en détournant souvent le sens pour aboutir, in fine, à une négation de l’histoire comme discours rationnel et raisonné. On voit ici comment la faiblesse historique du discours a pu devenir la condition de son efficacité politique. Personne parmi les auteurs de ce texte ne conteste une quelconque légitimité démocratique au nouveau Président de la République ; mais peut-on sérieusement analyser comme un geste de “tolérance” ainsi que l’écrit Laurent Joffrin (un peu gêné néanmoins lorsqu’il avoue qu’on ne peut exclure d’y voir un “calcul politique”) le fait de choisir une figure emblématique de la Résistance communiste ; en jouant sur l’émotion contenue dans la lettre ? Alors que les historiens s’efforcent de montrer qu’histoire et mémoire sont deux modes de rapport au passé différents même si l’un est aussi légitime que l’autre ; Laurent Joffrin appelle de nouveau à ce mélange, source de confusion et d’incompréhensions comme l’ont montré à l’envi de nombreux débats récents.
Laurence De Cock-Pierrepont y a insisté ailleurs (L’Humanité du 24 mai) : la mobilisation des affects paraît difficilement compatible avec un raisonnement intellectuel. Ce n’est pas en jouant sur la corde sensible et larmoyante que l’on transmet l’histoire : comme l’écrivait Marc Bloch : “Un mot pour tout dire domine et illumine nos études : comprendre” ; faire comprendre la Shoah ce n’est pas simplement dénoncer l’étendue du malheur, mais à l’instar de Raoul Hilberg, démonter des mécanismes, analyser des centres de décisions, comprendre le fonctionnement d’une administration. Il en va de même pour la Résistance ou pour Guy Môquet. Les professeurs de lycée enseignent l’histoire de la Résistance depuis fort longtemps. Les lettres de fusillés figurent parmi les documents les plus exploités ; mais, comme toutes les sources historiques, elles appellent préalablement la mise en place d’un cadre d’intelligibilité. Il ne s’agit certes pas de déshumaniser le drame dont cette lettre témoigne et qui par l’émotion qu’elle porte donne chair à l’histoire, mais de mettre en garde contre la dérationalisation de l’histoire en germe dans la décision de Nicolas Sarkozy. Or ce dernier aurait-il en tête d’exalter la mémoire communiste de la Résistance ne serait-ce que pour la dissoudre dans la geste du Récit national ? A l’évidence non. Pourtant, les enseignants qui, à la rentrée prochaine liront la lettre de Guy Môquet, pourront-ils taire dans leurs explications que l’engagement dans la Résistance de ce dernier [ou plutôt son militantisme clandestin qui lui vaut d’être arrêté] procède en ligne directe de son engagement communiste ? Rappelons simplement que son père, député communiste élu sous le Front Populaire en 1936 (que Nicolas Sarkozy a tant évoqué pendant sa campagne) est interné en Algérie depuis 1939, que le jeune Guy, déjà militant des Jeunesses Communistes, redouble d’activité après la débâcle et déploie une grande énergie pour combattre par la propagande clandestine l’occupant nazi et l’Etat français de Vichy, [certes sur la ligne du Parti qui n’est alors pas entré en Résistance mais dénonce depuis le pacte germano-soviétique de 1939, la guerre impérialiste]. La lettre que Guy Môquet adresse à sa famille est tant un appel à ceux qui resteront pour poursuivre la lutte contre l’oppression, qu’un moment fort d’un amour filial dans lequel se donne à lire la reconnaissance d’un fils militant communiste pour un père et une mère militants communistes. Guy Môquet “résistant” n’a aucun sens si l’on ne précise “résistant communiste” [en expliquant toute la complexité du terme, ce qu’est la ligne du Parti avant juin 1941, que certains militants qui résistent dès la première heure ne suivent pas, puis l’engagement dans la lutte contre l’occupant avec l’attaque contre l’URSS, la construction de la mémoire des martyrs, enjeu essentiel avant juin 41 justement etc.]. Il ne s’agit ni de défendre la mémoire ni l’histoire d’un Parti communiste, émergeant à peine d’une période sombre, mais de redire encore une fois combien cette patrimonialisation du passé est aussi un obstacle à sa compréhension.
L’abus de décontextualisations risque bien de se transformer aujourd’hui en une politique et un mode de gouvernement. Le danger d’une histoire officielle n’est peut-être pas aussi éloigné de nous qu’on pourrait le penser. Rappelons que c’est la loi du 23 février 2005 qui, dans son article 4, a tenté pour la première fois d’imposer dans l’enseignement de l’histoire une version officielle à propos des “aspects positifs de la colonisation”. Quoi qu’en pense Laurent Joffrin, même si l’Assemblée nationale pouvait à l’époque comme aujourd’hui se prévaloir de la “souveraineté populaire”, sa décision s’est néanmoins heurtée à ce qui est au fondement de l’idée démocratique : qu’il n’y a pas de vérité officielle et unique, que le combat politique, que la controverse intellectuelle sont l’expression de la pluralité démocratique.oute histoire a un contexte. Une réponse à Laurent Joffrin refusée par Libération...

samedi 26 mai 2007

Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch par Daniel Lefeuvre.


Catherine Coquery-Vidrovitch me fait l’honneur de publier, sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, un long compte rendu consacré à mon livre « Pour en finir avec la repentance coloniale ».

Dans ce texte quelque peu confus, C. Coquery-Vidrovitch me reproche, d’abord, de n’avoir pas respecté « les règles élémentaires d’un historien » en ne définissant pas rigoureusement le milieu des repentants auquel je m’attaque, en confondant dans le même mouvement des politistes, des historiens « non universitaires » et quelques collègues, dont elle-même, Tarik Ramadan, et certains médias. Bref, je construirais, pour les besoins de ma (mauvaise) cause, un « adversaire collectif » sorti tout droit de mon imagination.

Ainsi, pour C. Coquery-Vidrovitch rien ne permettrait de repérer un courant d’opinion prônant la condamnation – et non pas la connaissance et la compréhension - du passé colonial de notre pays et exigeant de l’Etat, par la voix de ses plus hauts représentants, des manifestations de regrets et des demandes d’excuse auprès des victimes – ou plutôt de leurs descendants – de ce passé, sous le prétexte que ce courant serait hétérogène, constitué de personnalités diverses par leurs statuts comme par leurs motivations, s’appuyant sur des positions institutionnelles (Ligue des Droits de l’Homme ou MRAP) ou des organisations (Indigènes de la République) et bénéficiant d’un accès privilégié à certains médias (Le Monde diplomatique par exemple). Depuis quand, l’homogénéité d’un groupe de pression serait-il nécessaire à son existence ?

C. Coquery-Vidrovitch relève ensuite les « bourdes » qui émailleraient mon texte, notamment lorsque j’avance l’idée que loin d’avoir été uniquement islamophobe, la culture coloniale a été empreinte d’islamophobie, comme l’atteste la personnalité d’Augustin Berque. « Augustin Berque comme porte-parole de l’opinion publique en matière d’islam ? », la référence fait sourire mon critique. Inutile de rappeler à Coquery-Vidrovitch ce que Bourdieu disait de cette notion d’opinion publique. Si j’ai fait référence à A. Berque c’est qu’il était chef du service des Affaires indigènes au sein du Gouvernement général de l’Algérie et qu’à ce titre son opinion est révélatrice d’une culture et d’une pratique de l’administration coloniale et, plus généralement, de l’État français. Bien d’autres exemples de la politique d’égard de la France vis-à-vis de l’islam peuvent être produits (respect par l’armée des prescriptions musulmanes, construction de la Grande Mosquée de Paris… ainsi que la politique du royaume arabe esquissée par Napoléon III et que cite d’ailleurs C. Coquery-Vidrovitch). Certes, cette politique d’égard s’est accompagnée, tout au long de la période coloniale, d’une surveillance du culte musulman, mais celle-ci était d’ordre politique et non pas d’ordre religieux.

Je confesse une erreur, et C. Coquery-Vidrovitch a raison de me reprendre sur ce point : ce n’est pas tout le Nigéria qui applique la charia mais certaines provinces du Nord de ce pays. En revanche, comment admettre la complaisance avec une législation qui bafoue la dignité et le droit des femmes, que manifeste C. Coquery-Vidrovitch qui ne craint pas d’affirmer que les dirigeants islamistes des provinces en cause « font mine de l’appliquer » uniquement pour embarrasser le gouvernement central, aucune condamnation n’ayant été à ce jour exécutée. Mais que des femmes aient été condamnées pour « adultère », qu’elles aient vécu et vivent encore sous la contrainte et la menace d’un islamisme réactionnaire ne semble pas émouvoir plus que cela notre historienne qui paraît faire bon marché à cette occasion des valeurs du combat féministe. Décidément, je crois que certains rapprochements avec Tariq Ramadan ne sont pas infondés et je constate, hélas, que l’actualité récente me donne raison : on ne fait pas « mine » d’appliquer la charia dans les provinces du Nord du Nigeria.

Aussi sourcilleuse avec la réalité historique qu’elle affirme l’être, C. Coquery-Vidrovitch commet elle-même, dans son compte rendu quelques « bourdes » qui méritent d’être rectifiées. D’abord lorsqu’elle s’indigne que je qualifie - « improprement » selon elle - les Algériens de Français, alors que « l’honnêteté historique » aurait dû me rappeler que « les Musulmans vivaient dans trois département français, mais qu’ils n’y étaient pas Français ». Cette assertion témoigne d’une vision quelque peu étroite, en tout cas confuse, des réalités algériennes. L’ordonnance royale du 22 juillet 1834, qui fait de l’ancienne Régence une possession française, conduit la cour d’Alger à juger, le 24 février 1862, que de ce fait, les indigènes d’Algérie étaient devenus des sujets français. Confirmant cette interprétation, le sénatus consulte du 14 juillet 1865 « sur l’état des personnes et la naturalisation en Algérie » précise, dans son article premier, que « L’indigène musulman est Français ; néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane. » Autrement dit, et cela est également vrai pour les Juifs résidant sur le territoire de l’ancienne régence d’Alger, le sénatus consulte opère une distinction entre la nationalité et la citoyenneté – au demeurant moins étanche qu’on ne le prétend généralement, la nationalité conférant, de fait, certains éléments de citoyenneté - celle-ci pouvant être acquise à la suite d’une démarche volontaire entraînant l’abandon des statuts personnels. C’est d’ailleurs cet abandon que le décret Crémieux du 24 octobre 1870 impose aux Juifs du Nord de l’Algérie lorsqu’il leur accorde collectivement la citoyenneté (et non pas la nationalité dont ils jouissaient déjà) française. En Algérie, comme en métropole, les Algériens sont donc bien des Français et la critique de C. Coquery-Vidrovitch est sans fondement. Il n’est pas inintéressant de souligner que le décret du 25 mai 1881, « relatif à la naturalisation des Annamites », étend à la Cochinchine des dispositions similaires.

C. Coquery-Vidrovitch, toujours en délicatesse avec cette chronologie, chère aux positivistes qu’elle semble dédaigner, commet une deuxième « bourde » lorsqu’elle date de 1894, la promulgation du régime de l’Indigénat en Algérie (« avant d’être généralisé ailleurs », ajoute-t-elle). En réalité, expérimenté en Kabylie en 1874 (décret du 29 août), à la suite de l’insurrection de 1871, l’indigénat a été étendu à l’ensemble des Algériens musulmans (non citoyens) résidant dans les communes-mixtes du territoire civil par la loi du 28 juin 1881. L’extension, sous des formes et avec des contenus variés, aux autres colonies, n’a pas attendu 1894 : elle intervient au Sénégal et en Nouvelle-Calédonie dès 1887 et en Indochine en 1890. Mais il est supprimé dès 1903 en Cochinchine tandis qu’en Algérie, il est très largement vidé de son contenu, au fur et à mesure que le Parlement en vote la prorogation et, en particulier, après la Première Guerre mondiale.

Je me contredirais d’une page à l’autre à propos de la politique migratoire de la France à l’égard des Nord-Africains. Je crains, sur ce plan, que Coquery-Vidrovitch m’ait lu trop rapidement. Indiscutablement, au cours de la Première Guerre mondiale, pour son effort de guerre, la France a recruté massivement, en même temps que des soldats, de la main-d’œuvre coloniale, au Vietnam, en Algérie et au Maroc principalement, procédant même, à partir de 1916, à une « véritable chasse à l’homme ». Mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et contrairement aux affirmations hasardeuses de Pascal Blanchard, dont C. Coquery-Vidrovitch se fait l’avocate, l’État ne s’est pas attaché à faire venir des Algériens « sous la pression du patronat ». Ils venaient, spontanément et de plus en plus nombreux, chercher en France le travail et les revenus qu’ils ne trouvaient pas en Algérie. Le rôle de l’État n’a donc pas été de répondre aux demandes d’un patronat avide de main-d’œuvre à bon marché. Bien au contraire, il s’est efforcé d’imposer au patronat, qui n’en voulait pas, l’embauche de travailleurs algériens, par la mise en œuvre d’une politique de préférence nationale. Toute autre est la situation des Marocains recrutés pour une trentaine de milliers d’entre eux par les Charbonnages de France, ce qui confirme que les causes du rejet de la main-d’œuvre algérienne par le patronat français ne se réduisent pas à un « racisme anti-maghrébin ». Quant au terme « nord-africain », s’il apparaît dans mon livre comme synonyme d’Algériens, ce n’est pas, comme le croit C. Coquery-Vidrovitch, que j’ignore qu’il s’appliquerait aussi aux Marocains, mais parce qu’au-delà de son acception géographique, il a revêtu une définition historique et parce que la littérature administrative, notamment, l’utilise, des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950, comme synonyme d’Algériens.

Concernant les Algériens qui assurent avoir été démarchés par des « agents patronaux », loin de faire « bon marché » de leurs témoignages, je les cite et si j’en réfute, non pas la sincérité, mais le bien-fondé, c’est justement après les avoir analysés et m’être attaché à débusquer l’origine du quiproquo, notamment grâce aux archives du gouvernement général et à un article publié par Alger Républicain. Il ne me semble pas que l’historien sorte de son rôle en passant les témoignages au crible de la critique historique, fussent-ils les témoignages des « victimes » de l’histoire.

Au-delà du cas d’espèce, c’est la méthode que C. Coquery-Vidrovitch met en cause puisqu’à ces yeux « exemples ne font pas preuve ». Un exemple, je veux bien, mais une suite d’exemples, d’origines diverses (de préfets, de milieux patronaux, d’un journal proche du Parti communiste algérien et d’un grand quotidien algérien) créé, me semble-t-il, un ensemble suffisamment cohérent pour conforter une hypothèse et justifier une affirmation. C. Coquery-Vidrovitch est parfaitement en droit de contester celle-ci. Mais alors qu’elle avance ses propres arguments.
Menteur par omission, ensuite, parce que je reproche à Claude Liauzu d’appuyer son affirmation que la colonisation a été l’occasion de « profits immenses » sur deux exemples. Tient ! six exemples d’un livre de Lefeuvre témoignent de l’incompétence de l’auteur, mais deux exemples d’un livre de Liauzu auraient valeur démonstrative ! Le procès de Catherine Coquery-Vidrovitch est d’autant plus mal venu, sur ce point, que, page 129 de mon essai je souligne que « toute une série de sociétés coloniales sont, avant la Première Guerre mondiale, de bonnes affaires pour leurs actionnaires ». Mais je rappelle aussi, m’appuyant sur les travaux de Jacques Marseille, que la mortalité des entreprises coloniales, en particulier du secteur minier, a été beaucoup plus élevée que la mortalité des entreprises métropolitaines et qu’il est donc inexact de présenter l’investissement dans les colonies comme une poule aux œufs d’or. C’était, bien souvent, un pari hasardeux, dont de nombreux rentiers ont fait les frais.

Je déformerais « outrageusement » la pensée de mes « adversaires ».
D’abord en accusant « Le livre noir du colonialisme de présenter le nazisme comme un héritage colonial ». Une première remarque : s’appuyant sur une lecture me semble-t-il superficielle d’Hannah Arendt, Marc Ferro reproche aux historiens qui travaillent sur les régimes totalitaires d’avoir « omis de s’apercevoir qu’au nazisme et au communisme, elle avait associé l’impérialisme colonial » [M. Ferro, Le livre noir du colonialisme, p. 9]. Derrière le paravent d’H. Arendt, M. Ferro analyse donc bien la domination coloniale comme une des trois formes du totalitarisme. Compte tenu de son antériorité chronologique sur l’Union soviétique stalinienne et sur l’Allemagne nazie, ce serait même la première forme historique du totalitarisme. Pointer cela n’est en rien trahir la pensée du maître d’œuvre du Livre noir. Dans les pages qui suivent, celui-ci s’efforce d’entretenir une certaine filiation entre conquête et domination coloniales d’une part et nazisme d’autre part. Comment lire autrement cette affirmation [p. 28] : « Autre forme de racisme, pas spécialement occidentale : celle qui consiste à estimer qu’il existe des différences de nature ou de généalogie entre certains groupes humains. La hantise principale porte alors sur le mélange ; mais cette hantise peut avoir des relents biologiques et criminels, le croisement étant jugé, par les nazis notamment, comme une transgression des lois de la nature. »

Ensuite, pensant « faire de l’esprit » je m’attaquerais à « une utile édition de sources récemment publiée » par Gilles Manceron. C. Coquery-Vidrovitch est une nouvelle fois en délicatesse avec la chronologie (1). L’ouvrage auquel elle fait référence (voir sa note 6) n’a été publié qu’en février 2007, soit plus de cinq mois après le mien et je puis assurer que ni G. Manceron ni son éditeur ne m’en ont communiqué le contenu avant sa publication. Je ne m’essaie donc pas « à faire de l’esprit » à l’égard d’un ouvrage que je ne pouvais pas avoir lu et lorsque je dénonce le rapprochement fait entre la colonisation et les pratiques d’extermination mises en œuvre par les armées nazies dans l’Europe occupée, c’est au livre précédent de G. Manceron que je fais explicitement référence [Marianne et les colonies, p. 295], citation sourcée en note de bas de page à l’appui.
Je témoignerais d’une singulière « malhonnêteté intellectuelle » en mettant en cause une affirmation de C. Coquery-Vidrovitch, selon laquelle, dans l’entre-deux-guerres « le Maghreb allait à son tour remplir les caisses de l’Etat, et surtout des colons et des industriels intéressés, grâce aux vins et au blé d’Algérie, et aux phosphates du Maroc » puisque j’aurais pris soin de « taire la phrase suivante » : « mais comme l’a montré Jacques Marseille, ce soutien fut de bout en bout un leurre. » Je renvoie évidemment le lecteur au texte original de C. Coquery-Vidrovitch (Vendre : le mythe économique colonial, dans P. Blanchard et alii, Culture coloniale, 1871-1931, Autrement, 2003, p. 167) : il constatera de lui-même que la phrase suivante est, en réalité, le début d’un nouveau paragraphe qui ne prolonge pas la même démonstration, puisque le « leurre » renvoie au fait que « l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne ». Ajouter cela, n’invalide donc pas, ni même ne nuance, la « bourde » de l’historienne qui feint d’ignorer – peut-être pour être dans le ton de l’ouvrage auquel elle participe - qu’à partir des années 1930, non seulement le Maghreb ne remplit pas les caisses de l’Etat, bien au contraire, mais encore que les colons subissent une crise de trésorerie dramatique qui aurait conduit la plupart à la faillite si la Métropole n’avait volé à leur secours (voir l’article de René Gallissot sur la révolte des colons tondus du Maroc qui vaut aussi pour les colons algériens étranglés par un niveau d’endettement auquel la plupart ne peuvent plus faire face, dans L’Afrique et la crise de 1930, RFHOM, 1976, sous la direction de C. Coquery-Vidrovitch elle-même).

Mais, et je l’ai bien compris, il ne faut pas prendre au pied de la lettre les affirmations de notre historienne, car on risquerait alors de la faire passer pour une « idiote ». Ce qu’elle écrit doit donc être interprété et j’attends donc qu’elle livre, avec ses textes, un mode de lecture pour m’éviter toute interprétation malveillante. Curieusement dans son compte rendu, C. Coquery-Vidrovitch préfère garder le silence sur une autre de ses affirmations que je critique pourtant : « C’est seulement à partir des années 1950 […] que l’Afrique noire à son tour, allait soutenir l’économie française [Vendre : le mythe économique colonial, p. 169]. Sans doute, là encore, ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette affirmation.

Quel soutien l’Afrique noire apporta-t-elle à l’économie française entre 1950 et 1959 ?
Un soutien financier ? Jamais au cours de cette période, ni l’AOF, ni l’AEF ne dégagèrent une balance commerciale positive avec la France, leur déficit commercial cumulé s’élevant à 3 988,6 millions de NF, pour l’essentiel couvert par des transferts de fonds publics en provenance de la métropole. Un soutien économique ? Entre 1950 et 1959, l’AOF et l’AEF réunies absorbent autour de 10 % du total des exportations françaises, avec, d’ailleurs au fil des ans, une tendance à l’effritement, et livrent environ 7,2 % des importations. 10 %, 7 %, ce n’est pas négligeable, et bien entendu, pour certains produits la part de l’Afrique noire française était beaucoup plus élevée, mais tout de même, cela ne justifie aucunement qu’on parle de « soutien » à l’économie française. D’autant que C. Coquery-Vidrovitch omet de s’interroger sur le financement du commerce extérieur de l’Afrique française, largement pris en charge par le contribuable français.

Je n’ignore évidemment pas l’enquête quantitative sur la réalité détaillée des différents territoires de l’empire, colonie par colonie, entreprise sous sa houlette, à laquelle Jacques Marseille a participé et dont il a utilisé les résultats dans sa thèse. Lectrice un peu plus attentive, C. Coquery-Vidrovitch n’aurait pas manqué de voir, dans mon livre, des références à ce travail, notamment un tableau sur la démographie des sociétés coloniales qui contredit l’idée d’un eldorado colonial. Mais, depuis cette enquête, au demeurant inachevée et incomplètement publiée, d’autres travaux ont été menés et, s’agissant du poids des colonies sur le Trésor public métropolitain, C. Coquery-Vidrovitch n’ignore pas la contribution du même Jacques Marseille, présentée lors du colloque Finances [J. Marseille, La balance des paiements de l’outre-mer sur un siècle, problèmes méthodologiques, dans La France et l’outre-mer, Un siècle de relations monétaires et financières, CHEFF, 1998] qui fait, non pas de la conquête, mais de la domination coloniale un « tonneau des Danaïdes » pour les contribuables français. À ma connaissance, cette démonstration n’a pas été invalidée, y compris par l’africaniste C. Coquery-Vidrovitch. Pourquoi ?

L’affirmation selon laquelle « l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne » repose elle-même sur une série d’erreurs factuelles : le pacte colonial ne s’est pas toujours ni partout déployé dans l’espace colonial français, ne serait-ce que parce que des conventions internationales ne le permettaient pas (la Conférence de Berlin définit des zones de libre-échange pour les pays du bassin du Congo, tandis que l’acte final de la conférence d’Algésiras – 7 avril 1906 – réaffirme le principe de la « porte ouverte » au Maroc). Le pacte colonial est ensuite largement abandonné, au moins pour l’Afrique du Nord, à partir de Vichy.

Cette affirmation témoigne aussi, et c’est sans doute plus grave, d’une conception systémique de l’histoire coloniale qui gomme la diversité des situations dans les espace coloniaux et dans les durées de la domination coloniale, mais aussi les stratégies diverses prônées ou suivies par les différentes administrations coloniales ou les milieux patronaux. Je renvoie à mon tour, C. Coquery-Vidrovitch à une lecture plus attentive de la thèse de Jacques Marseille.

Victime d’« un positivisme simplificateur », je m’attacherais à compter un par un le nombre des victimes des conquêtes coloniales en ignorant – volontairement ou par bêtise – « la complexité des facteurs historiques ». Sur ce plan, le débat est effectivement d’ordre méthodologique. Ce mépris pour le « positivisme » dont C. Coquery-Vidrovitch témoigne, justifie qu’on puisse dire tout et n’importe quoi. Elle ne s’en prive d’ailleurs pas, dans Le livre noir du colonialisme (p. 560), lorsqu’elle affirme que la guerre d’Algérie aurait fait un million de victimes parmi la population algérienne musulmane. C. Coquery-Vidrovitch, qui me reproche d’ignorer les travaux d’André Prenant, sait pertinemment qu’elle énonce, là, un mensonge grossier, forgé par la propagande du FLN et qui sert, aujourd’hui encore, à conforter le pouvoir des dictateurs algériens : tous les travaux des démographes et des historiens français (d’André Prenant à Charles-Robert Ageron, de Benjamin Stora à Guy Pervillé et Gilbert Meynier) ont infirmé ce chiffre et proposé des estimations beaucoup plus basses : 250 000 morts environs, parmi lesquels, selon Gilbert Meynier, environ 200 000 auraient été victimes de l’armée française et 50 000 du FLN. Tout comme est mensonger le chiffre d’un million de morts liés à la conquête de l’Algérie, qui ignore l’ampleur de la catastrophe démographique des années 1865-1868, tout à la fois alourdie ET amortie par le fait de la colonisation, comme je me suis attaché à le montrer dans mon livre.

Mon « étroitesse d’esprit » m’interdirait également de penser le rôle de l’immigration coloniale en France au-delà du pourcentage global – moins de 1 % de la population active – qu’elle représenterait, ce qui conduit C. Coquery-Vidrovitch à m’inviter à regarder du côté des catégories professionnelles. Qu’elle me permette à mon tour de l’inviter à lire un peu plus sérieusement les livres qu’elle entend critiquer : que ce soit pour les années 1920 comme pour celles d’après la Seconde Guerre mondiale, c’est très précisément ce que je fais, en m’attachant, notamment pages 145, 146 (note 1) et 156, à mesurer le poids de cette immigration selon les principaux secteurs d’activité ou en fonction des catégories professionnelles dont elle relevait. Et, loin d’invalider la conclusion que le pourcentage global autorise, cette ventilation sectorielle ne fait que la renforcer : l’immigration d’origine coloniale a bien jouer un rôle économique marginal dans les reconstructions d’après-guerre et au cours des Trente Glorieuses.

Quant au « commentaire » qui biaiserait les statistiques que je présente, j’attends que C. Coquery-Vidrovitch veuille bien le citer. Que les quatre-cinquièmes de OS employés par Renault dans ses usines de Billancourt ne soient pas des travailleurs coloniaux ne signifie évidemment pas que ceux-ci n’ont pas contribué à la production automobile française, ou, pour d’autres secteurs, à la production nationale. Cela veut simplement souligner que, même dans la plus grosse des entreprises françaises employeuses de main-d’œuvre coloniale, cette dernière n’a pas joué le rôle central que certains lui prêtent.

Contrairement à C. Coquery-Vidrovitch, sur tous ces points – bilan des victimes des guerres coloniales ; bilan de l’exploitation économique des colonies et des populations colonisées ; rôles des soldats coloniaux durant les guerres mondiales, etc. ; rôle de la main-d’œuvre coloniale dans la croissance française – je crois en effet que le premier devoir de l’historien est d’établir les données les plus précises possibles (au passage, on pouvait espérer de C. Coquery-Vidrovitch plus de précision à propos de l’enfumade qui aurait été perpétrée, en 1931, en Oubangui-Chari qu’elle se contente d’évoquer). C’est seulement à partir de ce socle de connaissances « positives » que des interprétations peuvent être proposées. Et, toujours contrairement à mon censeur, je ne pense pas qu’on puisse faire dire ce que l’on veut aux statistiques, dès lors qu’elles sont honnêtement construites. Jean Bouvier, qui dirigea mon mémoire de maîtrise sur L’Industrialisation de l’Algérie dans le cadre du plan de Constantine et Jacques Marseille qui dirigea ma thèse n’ont, à ma connaissance, jamais dit autre chose ni pratiqué autrement.

Le relativisme dans lequel C. Coquery-Vidrovitch se complet actuellement, adossé à - ou rendu nécessaire par - un tiers-mondisme qui l’amène à minimiser le poids que la charia fait peser sur les femmes de « deux ou trois provinces » du Nord du Nigéria et à justifier la propagande des dictateurs algériens – conduit à tourner le dos aux principes fondamentaux de la discipline historique.

C. Coquery-Vidrovitch se scandalise du fait que, dans un chapitre consacré à la mesure et aux origines du racisme dans la société française actuelle, je cite un sondage de novembre 1996 – tiré de la thèse de Yves Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Vè République, Le Seuil, 2000 – qui indique que 42 % des Français estiment que tous les hommes appartiennent à la même race tandis que 38 % admettent l’existence de races mais sans établir entre elles une hiérarchie. Au total, l’inégalité des races serait admise par un cinquième de la population. C. Coquery-Vidrovitch, croit pouvoir dire que je trouverais rassurant ce résultat et que j’en serais content, alors qu’elle-même s’en inquiète. Nos « subjectivités » seraient donc différentes et me voilà, au détour d’une phrase, rendu suspect d’une coupable indulgence pour les sentiments racistes d’une fraction de nos compatriotes, à moins que je partage ce sentiment ! Tout cela n’est pas raisonnable. Ce que montre la thèse d’Y. Gastaut c’est, premièrement que le racisme est un sentiment largement rejeté par la société française, comme la mobilisation des habitants de Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine) en ont apporté une nouvelle démonstration au mois de mars dernier en se mobilisant contre l’expulsion des travailleurs maliens employés par l’abattoir de la commune. Ce qu’elle montre ensuite c’est que le racisme actuel, réel par ailleurs, même s’il n’est pas aussi répandu qu’on [en particulier le MRAP et toutes les organisations dont le fond de commerce repose sur la supercherie d’une France malade du racisme] tente de nous le faire croire, ne relève pas d’abord de la subsistance d’une « culture coloniale » dans la France contemporaine mais de mécanismes actuels qui doivent plus à la crise sociale et identitaire que notre pays traverse et aux violences – application de la charia, appels aux meurtres, attentats, massacres … - perpétrés à travers le monde par les fascistes islamistes de tout poil.
Enfin, C. Coquery-Vidrovitch brocarde mon inculture à propos de la post-colonialité. Je me sens, sur ce plan en bonne compagnie, puisqu’Éric Hobsbawn lui-même ne craint pas de railler les « errements de l’histoire coloniale » dans sa préface au livre de C. A. Bayly, La Naissance du monde moderne (Traduction française, Les Editions de l’Ateliers, 2007, p. 14). Mais évidemment, raillerie pour raillerie, cette réponse n’est pas suffisante et comme le sujet est important, non pas, à mon sens, du fait de la valeur heuristique de ce faux concept mais parce qu’il devient un phénomène de mode, je serais ravi d’engager, sur le fond, le débat avec Catherine Coquery-Vidrovitch et j’espère qu’elle voudra bien accepter mon invitation à participer aux journées d’études que je co-organise à Paris 8 Saint-Denis, au début de la prochaine année universitaire, sur le thème : La France est-elle une société post-coloniale ?

Je rejoins C. Coquery-Vidrovitch sur la nécessité d’être vigilant face aux usages publics et politiques de l’histoire. Mais cette vigilance suppose, d’abord, des historiens qu’ils ne se trompent pas de métier. Ni juges, ni même juges d’instruction, ils ne sont pas là pour instruire le procès du passé et des acteurs de ce passé, fusse-t-il le passé colonial. Ils sont là pour l’étudier, principalement à partir des archives de toute nature que ce passé nous a léguées, pour le connaître et le comprendre. En s’attachant à défendre l’indéfendable et à contester l’incontestable, outre les remarques qu’elle appelle de ma part, la critique que C. Coquery-Vidrovitch fait de mon livre, sous prétexte de me donner une leçon d’histoire, conforte le mésusage de l’histoire dont elle s’inquiète par ailleurs.

Daniel Lefeuvre
Professeur d’histoire contemporaine
Université Paris VIII-Saint-Denis



=========

Notes :

(1) Elle semble aussi parfois fâchée avec la géographie lorsqu’elle écrit, note 24 de la page 565 duLivre noir du colonialisme : « le plan de Constantine lança de même un énorme chantier de modernisation de ce port en Algérie, mais il fut interrompu par la guerre d’Indépendance ». Rappelons que le plan de Constantine a été annoncé par le général De Gaulle le 3 octobre 1958, donc en pleine guerre d’indépendance algérienne, dont il est une des composantes. L’autre correction qu’appelle cette note de C. Coquery-Vidrovitch, c’est que Constantine est situé à environ 80 km du littoral et à une altitude moyenne de 650 mètres et que même dans ses rêves les plus fous le « colonialisme » n’a jamais envisagé d’y construire un port, pas même sur les rives du Rummel.

vendredi 25 mai 2007

Atelier Micro-histoire et histoires de vie d’esclaves 29-30 mai 2007, Paris


CITE INTERNATIONALE UNIVERSITAIRE, COLEGIO DE ESPAÑA AMPHITEATRE

MARDI 29 MAI
08h45-9h00 : Accueil
SÉANCE 1 : 9h00-10h45 SOURCES ET METHODOLOGIE : COMMENT RETROUVER LA VOIX DES ESCLAVES ? A TRAVERS QUELLES ARCHIVES ?
Présidente de séance : Carmen BERNAND
• Martin KLEIN, University of Toronto, « Chercher la voix des esclaves. Problèmes méthodologiques »
• Paul LOVEJOY, The Tubman Institute & York University, « Micro-History and Slave Narratives »
• Alessandro STELLA, CNRS, CRH, « Les histoires de vie d’esclaves, pour en finir avec les lieux communs sur l’esclavage »
10h45-11h00 : Pause
SÉANCE 2 : 11h-13h00 A TRAVERS LA REVENDICATION DE DROITS
Président de séance : Cécile VIDAL
• Rebecca SCOTT, University of Michigan et Jean HÉBRARD, EHESS, « Rosalie de nation Poulard. Un destin atlantique »
• Martha S. JONES, University of Michigan, « The Case of Jean Baptiste, un Créole de Saint-Domingue : Writing the History of Slaves from the Artifacts of Law »
13h00-14h30 : Déjeuner (Colégio de España)
SÉANCE 3 : 14h30-15h45 DEVANT LA JUSTICE
Président de séance : François WEIL
• Ariella GROSS, University of Southern California, « Slaves’ Voices in the Courtroom in the Antebellum U.S. South »
• Fabienne GUILLEM-DIOP, Université de Pau, « Récits d’esclaves et d’affranchis dans les sources judiciaires médiévales de la ville de Barcelone : problèmes de méthode et d’interprétation »
15h45-16h Pause
SÉANCE 4 : 16h-17h30 DANS LES MOTS
Présidente de séance : Arlette FARGE
• Vittorio MORABITO, Université de Catagne, « Vies d’esclaves en Italie : des mots ravageurs et un amour interdit (1127 à Bari et 1811 à Venise) »
• Jacques DE CAUNA, Université de Pau, « Paroles et écrits d’esclaves sur les plantations de Saint-Domingue (XVIIIe siècle) »
• Renée SOULODRE-LA FRANCE, University of Western Ontario, « Les Confréries de Couleur Répondent (la Colombie à la période coloniale) »
MERCREDI 30 MAI
CITE INTERNATIONALE UNIVERSITAIRE, COLEGIO DE ESPAÑA AMPHITEATRE
09h00-9h15 : Accueil SÉANCE 1 : 9h15-10h45 A TRAVERS LA QUESTION DU GENRE
Président de séance : Jeremy POPKIN
• Maria Elisa VELASQUEZ, Instituto Nacional de Antropologia e Historia, « Expériences de femmes esclaves dans la ville de Mexico »
• Christiane RAFIDINARIVO RAKOTOLAHY, Université de la Réunion, « Voies de femmes : héritages de l’esclavage »
10h45-11h00 : Pause
SÉANCE 2 : 11h00-12h30 DANS LA RECONSTRUCTION DU PASSE
Président de séance : Martin KLEIN (SOUS RESERVE)
• Bogumil JEWSIEWICKI, Université de Laval, « Du sujet au citoyen : les représentations de la traite des esclaves dans l’imaginaire congolais d’assujettissement de l’homme moderne »
• Ana Lucia ARAUJO, Université de Laval, « Raconter sa vie et celle de ses ancêtres : aller-retour de la mémoire d’un arrière petit-fils d’héros esclave »
12h30-14h00 : Déjeuner (Colégio de España)
SÉANCE 3 : 14H00-15H30 DANS LA CONSTRUCTION DU RETOUR EN AFRIQUE
Présidente de séance : Catherine COQUERY-VIDROVITCH
• Randy SPARKS, Tulane University, « They are all freemen and no slaves : The Enslavement of African Kidnap Victims in the 18th-Century British Atlantic Slave Trade »
• Alice BELLAGAMBA, Université de Milan, « Together with silences. A historical anthropology of slavery along the River Gambia »
• Giulia BONACCI, EHESS, « ‘La rédemption de nos corps esclaves’. Des Caraïbes à l’Ethiopie, les voix du retour en Afrique »
15h30-16h00 : Pause
SÉANCE 4 : 16h00-17h30 DANS LES GROUPES ORGANISES
Président de séance :
• Salah TRABELSI, Université Lumière- Lyon 2, « Esclavage et ascension sociale : à propos de quelques figures d’exception »
• Rosemary BRANA-SHUTE, College of Charleston, « ‘La fille du Régiment’ : entrepreneurial Women of Colour and Occupying Armies in the Dutch and English Caribbean, 1770-1815 »
• John GARRIGUS, University of Texas, « ‘Sim dit Dompete’ : the maroon slave who fights with another
17h30 : Clôture
18h30 : Buffet
Organisation : CENTRE INTERNATIONAL DE RECHERCHES SUR LES ESCLAVAGES. ACTEURS, SYSTEMES, REPRESENTATIONS (CIRESC, GDRI-CNRS)
Avec la participation du CENTRE D’ETUDES NORD-AMERICAINES (CENA), du CENTRE DE RECHERCHES HISTORIQUES (CRH) et du COLÉGIO DE ESPAÑA, PARIS, CITÉ INTERNATIONALE UNIVERSITAIRE
PARIS Cité Internationale Universitaire
LIEU : COLEGIO DE ESPAÑA CITE INTERNATIONALE UNIVERSITAIRE 7E BOULEVARD JOURDAN - 75014 PARIS (RER B : CITE UNIVERSITAIRE - BUS : 21/67/88 - TRAMWAY T3)
Contact : rtpesclavages@ehess.fr

lundi 21 mai 2007

Des usages étatiques de la lettre de Guy Môquet par Laurence De Cock, pour le CVUH


Le dernier effet d’annonce de Nicolas Sarkozy, l’injonction de lecture de la lettre de Guy Môquet dans tous les lycées de France, à chaque rentrée scolaire, n’a rien d’étonnant et peut être interprété à travers une double grille de lecture : 
- le pli désormais pris d’instrumentaliser l’histoire, dans une stratégie d’abord électoraliste, et aujourd’hui présidentielle. 
- l’appel à une vision de l’école sanctuarisée et dont on renforcerait la mission civique, à charge pour elle de revitaliser le sentiment national.

Le premier point a été largement développé dans le texte critique du CVUH : « L’histoire par Nicolas Sarkozy, le rêve passéiste d’un futur national-libéral » (1). Sous la plume d’Henri Guaino, un montage/brouillage rhétorique a permis à Nicolas Sarkozy de bâtir un agglomérat de références historiques. Ces dernières sont systématiquement décontextualisées et mises en équivalence au service d’une écriture de l’histoire qui revalorise la lignée des grands hommes, là où le nouveau président viendrait tout naturellement s’inscrire avec la ferme intention d’« écrire [avec tous les Français] une nouvelle page de notre histoire » (discours du 6 mai 2007). Guy Môquet pénètre cette généalogie mythologique sur une suggestion d’Henri Guaino : « On en a beaucoup discuté, il a tout de suite été très enthousiaste », a précisé sur France culture l’expert en communication, le 14 mai dernier (2). Que cette nouvelle entrée ait pu faire grincer des dents ne dérange pas outre-mesure le candidat d’alors : « Ceux qui ont osé dire que je n’avais pas le droit de citer Guy Môquet parce que je n’étais pas de gauche, je veux dire que je demeure stupéfait de tant de sectarisme. Guy Môquet appartient à l’histoire de France et l’histoire de France appartient à tous les Français. » (Discours du 18 mars 2007). Car, dans ce long héritage, ce jeune résistant communiste fusillé à 17 ans, le 22 octobre 1941, vient incarner les valeurs d’une jeunesse énergiquement tournée vers le sacrifice patriotique. Qu’il fut militant communiste devient donc strictement anecdotique dans cette mise en scène de l’histoire, puisqu’il ne s’agit que de puiser les attributs qui pourront confirmer la continuité de la mission providentielle du nouveau président : tout donner à cette « grande, belle et vieille nation » (6 mai). Ces détournements désormais récurrents des personnages et/ou moments historiques ne sont pas de simples procédés temporaires et électoralistes, ils témoignent d’une entreprise d’instauration d’une mémoire officielle qui opère par amalgame en gommant tout effet de contexte ou de divergences politiques.
Second point, l’école devient logiquement la caisse de résonance de ce nouveau projet. La philosophie scolaire de l’enseignement de l’histoire est née dans la matrice de la IIIème République. Dans la France de la fin du XIXème siècle, encore largement morcelée en « terroirs », l’école fut investie comme l’un des lieux stratégiques d’intégration nationale. Avec le modèle de l’État-nation français s’élaborèrent des références communes et homogénéisatrices. En outre, il fallait consolider la République en gestation et l’inscrire dans une logique de continuité historique et d’avancée linéaire vers le progrès, au miroir d’un universel républicain à promouvoir. L’histoire scolaire s’est posée comme un outil de fabrication et de légitimation de ce sentiment national. Elle s’est structurée autour de la double logique de l’unité et de la continuité, se devant de susciter l’adhésion, sans le doute. Nicolas Sarkozy ne cache pas aujourd’hui son admiration pour l’école de Jules Ferry : « Nous ne referons pas l’école de la IIIème République à l’heure d’internet, de la télévision ou du portable. Mais nous pouvons, nous devons en retrouver l’esprit. » (Discours du 23 février 2007 à Perpignan). De ce point de vue, l’« affaire » de la lettre de Guy Môquet fait très nettement sens. La geste symbolique qui consiste à inaugurer chaque année scolaire par la lecture d’une même lettre de résistant témoigne d’une forme de parrainage du récit historique scolaire dont il ne faut pas sous-estimer la portée idéologique. Lue hors programme, et quel que soit le niveau de classe, cette lettre sera déconnectée de son contexte d’élaboration, et servira de véhicule à des valeurs données comme universelles, à des valeurs absolutisées. Elle perdra son caractère de source pour se voit déshistoricisée. C’est ainsi aller à l’encontre de toute méthodologie historique et prendre le risque de patrimonialiser un contenu au service de la transmission d’une idéologie d’État. Dissocié de l’histoire de la deuxième Guerre et de la résistance, le message adressé aux adolescents lycéens pourrait se réduire à une accumulation de qualités morales aux échos douteux : « Qu’il étudie bien [Guy Môquet parle de son petit frère] pour être un homme » ; « Petit papa, j’ai fait de mon mieux pour suivre la voie que tu m’as tracée » ; « Ce que je souhaite de tout mon cœur, c’est que ma mort serve à quelque chose (…) Vive la France »… Le travail, la famille, la patrie… triste résurgence d’une sombre trilogie. La lettre de Guy Môquet n’a pas besoin de cette bénédiction gouvernementale et de sa conception moins civique que conservatrice de l’école et de l’écriture scolaire de l’histoire. Elle est déjà très largement utilisée par les enseignants d’histoire-géographie dans le cadre de l’étude de la résistance en France. Chacun s’efforce de la contextualiser et d’en dégager les enjeux propres à ce moment historique particulier. Mais il est vrai que cette première mesure gouvernementale doit aussi se lire à l’aune de cet amour que Nicolas Sarkozy déclare sans relâche à la France ; cet amour qui lui arrache des larmes à chaque nouvelle lecture de la lettre de Môquet (3) ; cet amour qui renvoie à une vision empathique de l’histoire tout en convoquant le principe totalement a-historique de l’identification. Activer le pathos est un procédé pédagogique (et démagogique) très efficace, qui gomme toute complexité ou principe de mise à distance critique. Or, c’est bien une posture de pédagogue national que la lecture obligatoire de la lettre de Guy Môquet permet à Nicolas Sarkozy d’endosser ; une position plutôt confortable pour policer la jeunesse lycéenne et la mobiliser autour de la vision sacrificielle de la nation et de l’identité nationale que réifie cet usage de l’histoire.
Laurence De Cock, pour le CVUH, mai 2007


=========
Notes :

(3) Curieux, à ce propos, qu’il ait pourtant attendu la « suggestion » d’Henri Guaino pour l’inclure à son panthéon.

mercredi 2 mai 2007

Passé colonial : les propos inquiétants de Nicolas Sarkozy par Gilles Manceron


Pour rallier la fraction de l’électorat la plus nostalgique de la colonisation, souvent proche de l’extrême droite, Nicolas Sarkozy a laissé poindre une véritable relance de l’éloge de la « colonisation positive » que voulait imposer, avec les résultats qu’on sait, la loi du 23 février 2005. En même temps, pour donner le change et éviter de provoquer les mêmes protestations, il a fait dans les médias algériens des déclarations qui se veulent rassurantes.
Son langage s’est dédoublé et multiplié. Il a un langage pour les meetings, un autre, plus nettement « nostalgérianiste », réservé aux missives destinées à gagner les faveurs des nostalgiques de la colonisation, et même un troisième, « réservé à l’exportation », dévolu à des médias algériens soigneusement choisis, destiné, sans rien démentir du reste, à atténuer l’effet des précédents. Il est intéressant de rassembler les fils, pour faire apparaître les contradictions entre ces langages multiples, parfois simplement ambigus, parfois franchement choquants, mais qui suscitent les pires inquiétudes.
Le langage de Sarkozy dans ses meetings
A Poitiers, le 26 janvier, il n’a eu nul besoin de faire, tel Jean-Marie Le Pen, des références pesantes à la bataille de 732 ; rien qu’une légère allusion, quand il a décrit Poitiers comme une « vieille ville gauloise et romaine à la fois, qui vit passer entre ses murs tant de capitaines… » ; mais il y a insisté sur la « crise morale […], crise des valeurs […], crise de l’identité » que connaîtrait la France, au cœur de laquelle, selon lui, serait un « dénigrement de la nation » qu’il s’est empressé de lier à la « question de l’immigration ». Les coupables ? Ceux qui veulent « rendre la nation responsable de toutes les injustices, de toutes les violences, […] ne voir que ses fautes […], cultiver la haine de la France… ».
De la même façon, à Caen, le 9 mars, il a exhorté son auditoire à être « fier de la France », une France définie comme un tout, comme une personne, fondamentalement bonne, qu’il a opposée implicitement à d’autres nations, implicitement mauvaises, comme celle – suivez mon regard… – qui a « inventé la solution finale » :
« … au bout du compte nous avons tout lieu d’être fiers de notre pays, de son histoire, de ce qu’il a incarné, de ce qu’il incarne encore aux yeux du monde.
 Car la France n’a jamais cédé à la tentation totalitaire. Elle n’a jamais exterminé un peuple. Elle n’a pas inventé la solution finale, elle n’a pas commis de crime contre l’humanité, ni de génocide. Elle a commis des fautes qui doivent être réparées, et je pense d’abord aux harkis et à tous ceux qui se sont battus pour la France et vis-à-vis desquels la France a une dette d’honneur qu’elle n’a pas réglée, je pense aux rapatriés qui n’ont eu le choix au moment de la décolonisation qu’entre la valise et le cercueil, je pense aux victimes innocentes de toutes les persécutions dont elle doit honorer la mémoire. 
Mais la mode de la repentance est une mode exécrable.
 Je n’accepte pas que l’on demande aux fils d’expier les fautes des pères, surtout quand ils ne les ont pas commises.
 Je n’accepte pas que l’on juge toujours le passé avec les préjugés du présent. Je n’accepte pas cette bonne conscience moralisatrice qui réécrit l’histoire dans le seul but de mettre la nation en accusation ».
« […] la République […] s’est toujours battu depuis deux cents ans pour la liberté, l’égalité et la fraternité de tous les hommes. […] 
La vérité c’est qu’il n’y a pas eu beaucoup de puissances coloniales dans le monde qui aient tant œuvré pour la civilisation et le développement et si peu pour l’exploitation. On peut condamner le principe du système colonial et avoir l’honnêteté de reconnaître cela ».
Une essentialisation de la France qui est la porte ouverte à tous les nationalismes. Mais c’est lors des discours qu’il a prononcés dans le Midi, à Toulon et surtout à Nice, qu’à la fois il a été plus loin dans le thème de la réhabilitation diffuse de la colonisation et qu’il a tenu les propos les plus durs sur l’immigration.
A Toulon, le 7 février, il est revenu sur ceux qui, selon lui, dénigreraient la France et son histoire. A ceux qui « bafouent les valeurs de la France », « répudient l’histoire de France », « dénigrent la nation », il a opposé une forme de réhabilitation subtile de la colonisation. Par une sorte de déduction démagogique et biaisée, il a tenté de déduire de l’éloge du courage et des bonnes intentions qui animaient incontestablement de nombreux colons, une vision positive de la colonisation « qui ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation » :
« … la plupart de ceux qui partirent vers le Sud n’étaient ni des monstres ni des exploiteurs. Beaucoup mirent leur énergie à construire des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux. Beaucoup s’épuisèrent à cultiver un bout de terre ingrat que nul avant n’eux n’avait cultivé. Beaucoup ne partirent que pour soigner, pour enseigner. On peut désapprouver la colonisation avec les valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui. Mais on doit respecter les hommes et les femmes de bonne volonté qui ont pensé de bonne foi œuvrer utilement pour un idéal de civilisation auquel ils croyaient. Il faut respecter ces milliers d’hommes et de femmes qui toute leur vie se sont donné du mal pour gagner par eux-mêmes de quoi élever leurs enfants sans jamais exploiter personne et qui ont tout perdu parce qu’on les a chassés d’une terre où ils avaient acquis par leur travail le droit de vivre en paix, une terre qu’ils aimaient, parmi une population à laquelle les unissait un lien fraternel. »
A Nice, le 30 mars, il a franchi un pas de plus : « Je veux dire aux Français qu’ils auront à choisir entre ceux qui aiment la France et ceux qui affichent leur détestation de la France […], les adeptes de la repentance qui veulent ressusciter les haines du passé ».

 Revenant sur la France « qui n’a pas commis de génocide ni inventé la solution finale ». En même temps qu’il durcissait ses propos sur l’immigration, subordonnant le droit au regroupement familial des enfants d’immigrés à « l’obligation d’apprendre à parler le français avant d’entrer sur le territoire national »…
Les lettres à des associations de rapatriés
Après le premier tour, à Rouen le 24 comme à Paris Bercy le 29 avril, Nicolas Sarkozy a martelé les thèmes du refus de la « repentance » et de la « détestation de soi », mais c’est, plus discrètement, quand il s’est adressé à des associations de rapatriés, qu’il a tenu les propos les plus inquiétants. Il a défendu, le 31 mars, « la création rapide d’une Fondation pour la mémoire sur la guerre d’Algérie », dans laquelle les associations de rapatriés auraient « toute leur place » (site de l’UMP : http://www.u-m-p.org/propositions/i...). C’est l’annonce, purement et simplement, de la mise en œuvre d’une mesure qui faisait partie de la loi du 23 février 2005 (article 3), celle d’une Fondation officielle sur la guerre d’Algérie qui échapperait aux historiens pour être placée sous l’influence de lobbies mémoriels, mesure contre laquelle de nombreux historiens et citoyens s’étaient mobilisés au même titre que contre l’article 4 et dont le président Chirac avait eu l’intelligence de geler l’application. Le fait est qu’il suffirait d’un simple décret pour la mettre en œuvre.
Mais là où Nicolas Sarkozy a été le plus loin, c’est dans les lettres qu’il a adressées à certaines associations de rapatriés, à commencer par celle envoyée le 6 avril au Comité de liaison des associations de rapatriés (CLAN-R) : « Vous êtes les descendants de celles et de ceux qui, dès le début du XIXe siècle, ont contribué à l’essor économique de l’Afrique du nord. La France leur avait demandé d’assurer son rayonnement par-delà les mers. Sa grandeur, notre pays la doit aussi à ces femmes et à ses hommes, témoins et acteurs d’une œuvre civilisatrice sans précédent dans notre histoire. […] Il est temps que le Mémorial de la France d’Outre-mer à Marseille voie le jour. Le Mémorial devra être inauguré en 2009 et les associations de rapatriés ont vocation à participer au comité de pilotage. […] L’Etat prendra toute sa part à la création de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie ».
Après avoir reçu le 14 avril une délégation de ce Comité, il lui a écrit, le 16, que cet échange, qui « a interrogé l’identité même de la France […] restera un moment fort de cette campagne et plus encore dans [sa] mémoire ». La délégation comprenait deux représentants d’une association qui est membre de ce Comité et siège à son comité directeur : l’Association des anciens de l’OAS, Adimad-OAS (site internet : adimad-oas.com) : Jean-François Collin et Philippe de Massey. D’après l’ouvrage de Georges Fleury Histoire secrète de l’OAS (Grasset, 2002, p. 566 et 567), le premier nommé a été l’instigateur de la tentative d’assassinat sur son lit d’hôpital à Paris le 18 février 1962 du gaulliste Yves Le Tac, président du Mouvement pour la communauté, alors hospitalisé au Val-de-Grâce après avoir été grièvement blessé par l’OAS lors de trois tentatives d’assassinat à Alger les 3, 10 et 17 octobre 1961.
C’est dans ce courrier (voir Le Monde du 21 avril 2007) que M. Sarkozy a souhaité « que les victimes françaises innocentes de cette guerre, jusqu’à l’indépendance, et, tout particulièrement, les victimes du 26 mars 1962, se voient reconnaître la qualité de “morts pour la France” et que leurs noms figurent sur une stèle officielle afin que personne n’oublie ces épisodes douloureux ». Ce qui revient à ne retenir que les victimes européennes, alors que la guerre a fait eu entre 300 000 et 400 000 morts du côté algérien, et, pour celles de la fusillade de la rue d’Isly du 26 mars 1962 à Alger – qui méritent compassion, comme toutes les autres –, passe sous silence les responsabilités de l’OAS ; puisque c’est cette organisation terroriste qui a appelé à une manifestation vers un barrage de l’armée française, l’obligeant à tirer, probablement suite aux provocations de tireurs perchés sur les toits, faisant 56 morts.
Dans ce même courrier, Nicolas Sarkozy a rejeté l’idée d’un traité d’amitié avec l’Algérie voulu par le président Chirac puis reporté après la polémique sur l’article 4 de la loi du 23 février 2005, préférant, en matière de relations franco-algériennes, développer les liens économiques : « L’Algérie a d’immenses ressources énergiques. La France maîtrise les technologies de l’électricité nucléaire. Nous devons trouver là les bases d’une coopération équitable ». Ecarter tout travail commun sur le passé franco-algérien, c’est pourtant exclure toute possibilité d’une véritable normalisation des relations entre les deux pays, qui ne peut être fondée sur l’économie seulement. Nicolas Sarkozy l’a lui-même reconnu à Toulon : « Le dialogue Euro-Méditerranée imaginé il y a douze ans à Barcelone n’a pas atteint ses objectifs. […] L’échec était prévisible dès lors que le commerce avait pris seul le pas sur tout le reste […] Ce que la France et l’Allemagne ont réussi à faire, les pays méditerranéens doivent pouvoir le faire aussi… ». Or, si les conflits franco-allemands ont pu être dépassés, c’est parce que les institutions, les historiens et les enseignants des deux pays ont pu adopter une vision convergente, dans ses grandes lignes, des conflits passés. Aucune normalisation véritable des rapports franco-algériens ne peut faire l’économie d’un effort vers une approche consensuelle du contentieux historique qu’a représenté la conquête, la colonisation et la guerre d’indépendance algérienne. Ecarter l’idée que des historiens français et algériens soient encouragés à travailler ensemble sur ces questions, leur préférer la perpétuation de la guerre des mémoires, c’est s’éloigner de la perspective d’une réconciliation pour l’avenir.
Il a écrit aussi à l’Apumaf, « Association pour un Mémorial Algérie française en l’honneur du général Raoul Salan et pour tous ceux qui ont dit non publiquement à son abandon » (publiée surhttp://babelouedstory.com/thema_les...), qui milite aussi pour qu’on nomme à titre posthume le chef de l’OAS Raoul Salan « maréchal de France », et souhaite un Mémorial voué à Bastien-Thiry, qui a tenté d’assassiner le président de la République le général de Gaulle au Petit-Clamart en août 1962, Roger Degueldre, Albert Dovecar et Claude Piegts, tueurs des commandos Delta de l’OAS, condamnés à mort et exécutés en juillet 1962. Ne doit-on pas s’inquiéter lorsque le candidat n’y trouve rien à redire et leur écrit : « vous êtes les descendants de celles et ceux qui, dès le début du XIXe siècle ont contribué à l’essor économique de l’Afrique du Nord […], témoins et acteurs d’une œuvre civilisatrice sans précédent dans notre histoire ». Et de dire à cette association que les associations de rapatriés « ont vocation à participer au comité de pilotage » du mémorial de la France Outre-mer à Marseille. Autant de déclarations que le candidat Sarkozy s’est bien gardé de publier sur son site de campagne.
Les justifications destinées à la presse algérienne
La presse française, en particulier Le Monde du 21 avril, ainsi que la presse algérienne, en particulier les quotidiens El Watan des 20-21 et 24 avril et La Tribune du 27 avril, s’étant légitimement émues de ces déclarations, pour tenter d’atténuer cette émotion sans rien démentir, Nicolas Sarkozy a donné le 21 avril une interview au quotidien algérien arabophone Djazaïr News. Il y a tenté de noyer dans des explications confuses son refus d’un traité d’amitié : « la France et l’Algérie sont des partenaires de premier rang » ; « nos relations dépassent de loin le domaine économique » ; « les deux pays connaissent une complicité constante »… Le choix d’un journal arabophone servait à faciliter son « grand écart » entre ce qu’il disait en France pour séduire les anciens de l’OAS et ce qu’il était obligé de dire aux Algériens pour éviter une grave crise diplomatique avec l’Algérie. Qui prêterait attention en France à un entretien à un quotidien algérien en arabe dont le site internet du candidat s’est bien gardé de reprendre les propos ?
Pour dresser un rideau de fumée devant l’objet réel de l’entretien, il a parlé sécurité, terrorisme, immigration clandestine, éducation, recherche, formation professionnelle, santé et hydrocarbures, et fait miroiter à la fois une coopération nucléaire – « la France possède une technologie très avancée dans le domaine nucléaire » – et des investissements des entreprises françaises. Mais le but réel de l’interview était, bien entendu, d’atténuer ses propos indulgents à l’égard du colonialisme destinés à attirer à lui l’électorat de Jean-Marie Le Pen et dont Le Monde et El Watan s’étaient fait l’écho. Pour cela, il a employé au sujet du colonialisme des termes qu’il se garde bien d’utiliser dans ses courriers aux associations « nostalgérianistes ».
Question du journaliste Hassan Ouali : « Mais il y avait bien un système colonial ? » Réponse de Nicolas Sarkozy :
« Vous ne pourrez jamais trouver en moi un défenseur d’un tel système, fondamentalement injuste, dont personne ne peut ignorer les injustices et inégalités qu’il a causées pour les Algériens. Mais, par ailleurs, mélanger le système colonial et les hommes et les femmes qui sont partis vers le sud, et dont la plupart n’étaient pas des exploiteurs, est une grave erreur.
Nombreux sont ceux, parmi eux, qui ont consacré leurs forces à bâtir des routes, des écoles et des hôpitaux et à cultiver la terre. Tout comme, nombreux, parmi eux, étaient ceux qui sont partis pour soigner et enseigner. Parmi eux, il y avait des gens simples qui ont travaillé et œuvré dans des conditions difficiles, qui n’ont jamais exploité personne et qui ont tout perdu.
On peut refuser la colonisation et je la condamne sans hésitation et sans précaution de langage, seulement nous devons respecter ces hommes et ces femmes qui ont sincèrement pensé [La Dépêche de Kabylie, qui a rendu compte brièvement de cet entretien le 24 avril, a traduit : « qui ont naïvement pensé »] faire le bien d’une terre qu’ils ont beaucoup aimée ».
(traduction d’un enseignant IPR d’arabe)
De tels propos ont tout lieu de surprendre quand le candidat écrit en même temps aux « nostalgérianistes » qu’ils ont été les acteurs d’« une œuvre civilisatrice sans précédent dans notre histoire ». Il a un langage pour ce côté de la Méditerranée, modulé selon qu’il s’agit de meetings ou de correspondances ciblées, et un autre « pour l’exportation »… Propos à géométrie variable qui ne peuvent que susciter dans les deux pays inquiétude et vigilance.
Gilles Manceron