mercredi 4 juillet 2007

Une vision africaine de l’histoire par Catherine Coquery-Vidrovitch


Les 21 et 22 juin 2007 a eu lieu à l’EHESS (Centre d’Etudes africaines) un colloque passionnant, organisé par Rémi Bazenguissa , MC à l’Université de Lille et membre du CEAF, sous l’égide de son directeur Michel Agier, sous un titre un peu abscons : « Les episteme africaines dans le monde. Trois lieux de production des connaissances sur le passé et le présent de l’Afrique ». Il s’est agi en fait de faire parler chaque fois, à partir des Etats-Unis, de l’Afrique et de la France, des intellectuels africains exerçant dans ces trois continents, pour qu’ils donnent successivement leur regard sur l’esclavage et la question raciale, la domination impérialiste et les résistances, et sur la réalité française de la situation coloniale à l’Afrique des banlieues.
La rencontre a été passionnante car elle a permis de mesurer à la fois les convergences intellectuelles, mais aussi les différences de regard évidentes entre chercheurs, disons, pour simplifier, du Nord et du Sud. Chaque session a en effet donné la parole à trois spécialistes africains et un spécialiste français, politiste ou anthropologue. Malheureusement l’historien de l’équipe française, Elikia Mbokolo, était déjà parti en mission au Congo, si bien que les commentaires ont péché par l’absence de l’histoire, ou plutôt du regard de l’historien sur l’histoire qui, elle, fut largement abordée. Un seul communicant historien : Mamadou Diouf, sénégalais professeur à l’université du Michigan. Cela a manqué, en particulier par le manque de prise en compte, de la part de chercheurs français présents, des travaux nombreux et nuancés sur l’histoire des résistances à la colonisation, et surtout sur la complexité très ancienne des rapports colonisateurs/colonisés, échanges autant que syncrétismes bien antérieurs à l’indépendance.
La confrontation a été fascinante du côté africain, démontrant la culture encyclopédique de nos partenaires, qui sont parfaitement au courant de tous ces travaux et de la littérature anglophone actuelle. D’où une certaine difficulté à échanger avec des collègues un peu enfermés dans le provincialisme à la française qui tend malheureusement à restreindre l’horizon, ce qui fait que les visions hexagonales ont quelque mal à se renouveler.
On retiendra, entre autres, l’avancée faite sur deux thèmes parmi d’autres : l’examen de la question de la race, et celle des études postcoloniales.
Sur le second point, il a été souligné les limites des réflexions actuelles qui tendent à délayer des apports pourtant indéniables, le tournant majeur ayant été les travaux novateurs d’Edward Said (Mamadou Diouf). La littérature anglo-saxonne est très abondante en ce domaine, et il en résulte qu’une condamnation globale ne signifie pas grand chose, tant les courants de recherche se sont diversifiés ; Il s’agit d’abord de bien les connaître pour en « faire son beurre ». Le point de vue de l’historien est que les outils d’investigation ainsi offerts sont efficaces et qu’il serait dommage de s’en priver, sans que cela signifie pour autant adhérer aveuglément à une « théorie » qui continue du côté français d’être fantasmée comme « unique ».
Le thème de la « race » a été surtout largement abordé par nos collègues africains, qui ne comprennent guère les réticences françaises à aborder le sujet de front tant il paraît évident au moins dès que l’on se réfère à la couleur. Après tout, c’est au XIXe siècle un Français qui a le premier théorisé sur la « race » (Gobineau). Certes, « être sombre » est une solidarité de surface. Ses fondements ne sont ni dans la nature ni dans la culture, compte tenu de l’extrême diversité d’origine d’un monde noir éclaté. Cette « solidarité » n’en a pas moins un fondement, la « cause de la libération noire » est une question de justice, compte tenu d’un « contrat racial » sous-jacent au « contrat social » : on a découvert que pour une très grande part la pauvreté est noire (aux Etats-Unis, en France). Il est donc absurde d’opposer l’un à l’autre. Ce qui a fait poser par le philosophe Bachir Diagne (Professeur à la NorthWestern) une question de fond, inversant les propos de la pensée occidentale. Celle-ci, à partir des Lumières, s’est développée dans l’indifférence relative des questions de race : et si cette indifférence n’en était pas une ? La pensée occidentale n’a t-elle pas eu précisément pour condition d’émergence son complexe de supériorité raciale, l’humain (dans la logique kantienne par exemple) étant implicitement, mais quasi par définition, un « adulte mâle blanc » ? Pourquoi passer sous silence cet élément constitutif ?
Ce qui se passe aujourd’hui, et qui échappe à la pensée occidentale, c’est que du côté noir, on sort des « identités collectives » pour mettre au centre du débat et du devenir l’individu : non plus ce que l’on est (what), mais qui l’on est (who). Désormais c’est l’individu qui doit s’inventer (ce que du côté occidental on a déjà fait depuis longtemps). Il s’agit de s’engager sur un plan de vie non encore constitué, susceptible de réécriture au gré des circonstances, construire l’éthique de vivre à sa manière sans que l’individu se retrouve pour autant prisonnier des identités collectives : ce n’est ni une question d’authenticité, ni une conception existentialiste de ce que l‘on doit ou devrait être ; mais on ne peut pas non plus éliminer ce contre quoi on se construit. D’où l’intérêt d’étudier en France, par exemple, le passage du « noir » au « black » (Rémy Bazenguissa).
Donc, également, ne pas éluder ce fait majeur : la fondation la plus solide de l’économie politique coloniale, ce fut la « race » (voir d’ailleurs sur ce thème les développements convaincants de Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie, Paris, La Découverte, 2007).
Bref, l’analyse de la « race » comme construction sociale est en retard ; car peut-être bien que « la race » est finie, mais « elle n’en finit pas de finir » , ce qui rend si difficile de sortir du racialisme sans rejeter l’identité raciale, de penser une action solidaire sans essentialisme.

Il y eut aussi une table ronde passionnante rendant compte des ressorts politiques des pratiques magiques en Afrique équatoriale (Gabon, Congo) qui apparaissent comme de purs produits de l’histoire complètement insérés dans la modernité (Patrice Yengo, Joseph Tonda).



On voit par ces quelques exemples tout l’intérêt de cette rencontre, qui a posé les problèmes, pour une fois, du « point de vue de l’autre ». Il était d’ailleurs réjouissant de constater, à plusieurs reprises, que l’on a vraiment eu, sur un certain nombre de points, des exposés marqués, d’un côté comme de l’autre (africain/français), par des aspects non contradictoires, mais incontestablement situés dans une perspective euro- ou afro-centrée.


Catherine Coquery-Vidrovitch
29 Juin 2007.

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