vendredi 31 août 2007

Jaurès en campagne par Gilles Candar


Jaurès a incontestablement été le héros de la récente campagne présidentielle. C’est un phénomène nouveau qui n’a pas eu de précédent notable lors des autres campagnes équivalentes de la Ve République. En général, le ou les candidats de gauche se réclamaient de Jaurès et évoquaient, parmi d’autres, les combats pour le peuple ou pour la paix de celui qui, depuis le Front populaire, référence commune aux gauches républicaines, socialistes et communistes, servait aussi de signe de leur réconciliation possible.
À l’extrême gauche, on peut relever que dans vingt-six discours d’Arlette Laguiller, pas une fois le nom de Jaurès n’est intervenu (1). Mais Marie-Georges Buffet, qui l’a cité à deux reprises, comme Ségolène Royal, qui y a fait référence à neuf reprises (2), ont salué de manière classique la figure tutélaire (pour sa part, Dominique Voynet l’a cité une fois (3) ). Ainsi, à Lille, la ville de Pierre Mauroy et Martine Aubry, Ségolène Royal parla le 2 juin 2006 devant un immense portrait de Jaurès (repris en couverture du Libération du 18/19 novembre 2006). Ce n’était pas seulement un choix de la fédération du Nord. Dans Le Nouvel Observateur (9-15 novembre 2006) par exemple, elle commenta une photo de Jaurès parlant à la tribune de la Chambre et expliqua qu’elle appréciait ce « désir d’accolade fraternelle ». Même si l’emploi de l’expression « ordre juste » pour qualifier le combat jaurésien peut prêter à sourire, le court texte de la présidente du conseil régional de Poitou-Charentes est d’ailleurs intéressant et témoigne d’un rapport personnel au grand tribun :
« Quand Jaurès embrasse l’humanité… Puissamment physique, c’est ainsi que j’imagine la parole de Jaurès. Sur les photos sépia qui l’ont fixé haranguant un meeting, un congrès ou l’Assemblée, tout son corps se tend vers l’auditoire qu’il empoigne. On sent comme un désir d’accolade fraternelle embrassant l’humanité entière. La posture et les gestes expriment une foi inébranlable dans le pouvoir des mots quand ils vibrent d’amples visions et de générosité impétueuse. Je comprends la joie de ce corps à corps. L’énergie donnée et reçue.
Quand il tonne, on entend la tendresse. Quand il combat, jamais le sectarisme n’affleure. Quand il explique, le monde devient intelligible. Quand il dit : “Le capitalisme, c’est le désordre”, on sait que l’ordre juste pour lequel il lutte est, tout ensemble, un projet politique, un idéal et, il ne craignait pas le mot, une morale, celle d’un socialisme identifié au bien de la nation tout entière. Jamais, chez lui, la ferveur de l’engagement ne musela l’indépendance de la pensée.
J’aime le lutteur infatigable et chaleureux. Le défenseur des mineurs de Carmaux qui voulait la République jusque dans l’atelier. L’homme révolté par “l’injustice qui, du père au fils, passait avec le sang”. Celui qui faisait rimer la nation avec l’internationalisme, désespérément lucide face à la guerre qui vient. Celui qui encourageait son parti à se commettre hardiment avec la société de son temps et à “déceler la part de vérité contenue dans le paradoxe”. Celui qui voulait l’émancipation collective pour qu’enfin l’individu devienne “la mesure de toute chose” ».
C’est peut-être davantage le Jaurès d’André Lebey ou de Paul-Boncour (c’est-à-dire patriote, organisateur et modéré) que celui de Longuet, d’Aragon ou de Trotski (c’est-à-dire plus internationaliste, combatif et populaire), mais c’est un point de vue qui s’accorde bien avec l’ensemble de la démarche politique de la candidate et qui ne révèle pas de contresens majeur sur ce qu’il est possible de dire à propos de Jaurès.
La surprise vint de la droite. Evacuons tout de suite le cas de Jean-Marie Le Pen qui dans Le Monde du 5 avril 2007 se réclama du patriotisme de Jaurès. La ficelle était un peu grosse et la malice du leader de l’extrême droite ne cherchait sans doute même pas à tromper qui que ce soit. Les tombereaux d’injures de la droite nationaliste contre Jaurès – qu’il s’agisse de son opposition à la guerre du Maroc, de ses efforts pour un règlement pacifique des rivalités européennes, ses combats pour une République sociale, laïque, démocratique –, le souvenir de Maurras, Daudet, et même Barrès, n’ont pas tenu dans la balance face au plaisir que cette provocation a dû procurer à son auteur. Cette incursion jaurésienne n’alla pas bien loin, et, avec d’autres expérimentations du Front national, elle paraît avoir contribué à la désorientation de son électorat plus qu’à autre chose.
Chacun sait, en revanche, que l’événement fut la référence récurrente, fréquente et renouvelée du candidat de la droite à Jaurès, en particulier dans son discours de Toulouse (12 avril 2007), où il a cité pas moins de trente-deux fois son nom :
« Toulouse, qui fut la ville de Jaurès […] Toulouse, qui a compris depuis bien longtemps que la gauche d’aujourd’hui n’avait plus grand-chose à voir avec la gauche de Jaurès […] Jaurès disait : “La nation, c’est le seul bien des pauvres”. La gauche a abandonné la nation à l’extrême droite. Jaurès disait : “La République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune ; qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre”. […] En vérité, la gauche a renié la République de Jaurès. Jaurès disait : “Le pouvoir républicain a envers la nation tout entière et surtout envers les plus humbles, un immense devoir d’initiative réformatrice”. La gauche française n’est plus réformatrice, elle est conservatrice, immobile, statufiée. Voilà l’erreur de la gauche française. Jaurès disait : “Le courage, c’est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit”. Pour Jaurès le travail était une valeur. La gauche d’aujourd’hui n’aime pas le travail, la preuve, c’est qu’elle empêche ceux qui veulent travailler plus pour gagner davantage de pouvoir le faire. La gauche en dévalorisant le travail a trahi Jaurès. La gauche ne parle plus des travailleurs car elle ne défend plus que les statuts, elle oublie les travailleurs dont nous allons, nous, parler. Jaurès aimait les travailleurs, il les respectait. Aux mineurs et aux verriers de Carmaux, dont il était le député, il disait : “Je ne demande qu’une chose c’est de rester digne de vous”. Cela fait bien longtemps que la gauche ne parle plus des travailleurs. Jaurès ne voulait pas que le prolétariat campât pour toujours aux portes de la cité. Jaurès récusait la lutte des classes et le marxisme. La gauche d’aujourd’hui n’en a pas fini avec la lutte des classes ni avec le marxisme et cela fait bien longtemps que la gauche ne fait plus rien pour la classe ouvrière. La classe ouvrière s’est détournée de la gauche parce que la gauche a oublié les ouvriers. Jaurès disait : “Il est impossible au simple salarié, à celui qui n’a que ses bras, d’arriver à l’autonomie et à la propriété”. Aujourd’hui, la gauche proclame que vouloir donner à tous les Français la possibilité de devenir propriétaire, c’est être réactionnaire. Aujourd’hui, l’idéal de la gauche ce n’est pas la propriété pour chacun, c’est le logement social pour tous. Ce n’était pas l’idéal de Jaurès et ce n’est pas le mien non plus ! Jaurès disait : “C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu”. Depuis quand la gauche n’a-t-elle plus parlé de l’individu ? Jaurès disait : “Je suis de ceux que le mot Dieu n’effraye pas”. Je reste partagé que la laïcité ait pour but d’extirper du cœur des hommes le sentiment religieux. La gauche d’aujourd’hui ne sait pas parler de la religion autrement qu’avec mépris. Dans la République française, il y a deux mille ans de chrétienté que nous avons intégré à la morale laïque française. Jaurès disait à la jeunesse – écoutez le bien ! – : “Il faut que par un surcroît d’efforts et par l’exaltation de toutes vos passions nobles, vous amassiez en votre âme des trésors inviolables. (…) Il faut, lorsque vous lisez les belles pages des grands écrivains et les beaux vers des grands poètes, que vous vous pénétriez de leur inspiration ; qu’ainsi leur beauté entre en vous ; que leur musique divine soit en vous ; que vous portiez toujours en vous l’accompagnement sublime des chants immortels. Alors, jeunes gens, vous aurez développé en vous la seule puissance qui ne passera pas, la puissance de l’âme”. Jaurès n’avait pas peur de parler de l’âme d’un citoyen français. Ainsi parlait Jaurès aux lycéens de Toulouse, il y a cent-quinze ans. Je me sens plus proche du Jaurès, il y a cent-quinze ans, à Toulouse, que de la gauche héritière de mai 68, pour laquelle tout se vaut et qui pratique le nivellement par le bas. Jaurès n’en était pas un !
La gauche se rend en procession pour faire le pèlerinage de Carmaux. La gauche crie : Jaurès est à moi ! Mais, elle a beau hurler quand je cite Jaurès, que c’est une “captation d’héritage !” […] La gauche a beau se proclamer l’héritière de tous les damnés de la terre, de tous ceux qui se sont battus pour améliorer le sort des ouvriers. Elle n’a plus rien de commun avec la gauche de Jaurès et de Léon Blum. […] À tous les responsables de la gauche, je veux leur dire : Laissez dormir Jaurès et Blum, ils sont trop grands pour vous ! […] La gauche de Jaurès et de Blum avait le culte de l’esprit critique, de la raison et de la vérité. Elle se voulait l’héritière des Lumières. Elle voulait la liberté de penser et la liberté d’expression. La gauche d’aujourd’hui c’est l’exact contraire. […] On est bien loin et si loin de Jaurès quand il proclamait : “Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge”. Je me sens l’héritier de Jaurès, salut Monsieur Hollande ! […] La gauche d’aujourd’hui, qui n’entend plus la grande voix de Jaurès, confond le sentiment national, qui est l’amour de son pays, avec le nationalisme, qui est la haine des autres. […] La gauche a trahi Jaurès parce qu’elle a trahi le travail et qu’elle a abandonné le travailleur. Oui, je sais, j’insiste un peu, mais ça fait tellement plaisir à Ségolène Royal et à François Hollande. Je veux absolument leur faire plaisir. Que voulez-vous, vous avez écouté ses discours ? Elle ignore Camus, alors je le reprends à mon compte. Elle a oublié Blum, alors j’en parle. Elle ne connaît pas Jaurès, alors je le cite. […] Jaurès disait enfin : « Ce sont les grandes idées et les grands rêves qui ont fait la vie quotidienne et la vie familière des hommes dans ce qu’elle est” ».
Mais, en réalité, les références de Nicolas Sarkozy à Jaurès ont été présentes dès son discours d’investiture (porte de Versailles, 14 janvier), et aussi dans ceux de Poitiers (26 janvier 2007), Toulon (7 février 2007), Caen (9 mars 2007), Nice (30 mars 2007). D’après les travaux de Jean Véronis, c’est dans dix-sept des soixante-trois discours de sa campagne présidentielle que le nom de Jaurès est revenu, et cela, au total, à quatre-vingt huit reprises (4).
Ses chevau-légers emboîtèrent le pas. Plus ou moins adroitement d’ailleurs. Si Henri Guaino, qui a été en grande partie le rédacteur de ces discours, indiqua dans un entretien au Monde qu’il a vérifié l’exactitude de ses citations sur le site informatique de l’OURS. Mais François Fillon ne fut pas très bien inspiré en reprenant sur son blog le faux d’origine patronale qui circule depuis quelques décennies à partir d’un montage assez grossier inspiré de l’article Les Misères du patronat (La Dépêche, 28 mai 1890). Gilles Heuré procéda à la mise au point qui s’imposait (« Ils ont usurpé Jaurès », Télérama, 18 avril 2007) et si François Fillon n’alla pas jusqu’à publier mon courriel, peu amène il est vrai, il rectifia le tir et donna dès lors sur son blog le fac-similé exact de l’article de Jaurès. La même opération se produisit ailleurs, à Castres, par exemple, entraînant une vigoureuse réplique d’Alain Boscus (5).
Ce recours à Jaurès par la droite représentait-il un scandale inédit ? On peut en discuter. Pompidou disait « faire du socialisme tous les jours » et avant lui Briand mobilisait les cheminots des compagnies privées afin de briser leur grève en se réclamant de Danton et de la Révolution française. Il est vrai que tous deux venaient de la gauche socialiste… De Gaulle aussi cita Jaurès, mais il se refusait à être étiqueté de droite. Il faut dire que la polémique est presque consubstantielle à Jaurès. Aussitôt mort, il fut en effet enjeu de luttes de mémoire. Quel aurait été le contenu du fameux « article décisif » qu’il s’apprêtait à écrire au moment de l’assassinat ? « Majoritaires » et « minoritaires », socialistes et communistes, s’affrontèrent dans des débats complexes, relatés et analysés à plusieurs reprises, notamment par Jean Rabaut, Raymond Guillaneuf et Jean-Pierre Rioux (6). Et ce ne furent pas seulement des débats internes à la gauche puisque out le champ politique fut concerné et dut d’une certaine manière prendre position, pendant et après la Première Guerre mondiale. Ces affrontements pesèrent sur la stratégie judiciaire des avocats de la famille Jaurès lors du procès de son assassin et expliquent en partie l’acquittement étrange de ce dernier, qui obligea Madame Jaurès à régler elle-même les frais du procès. Mais les partisans de Jaurès se réclamaient alors de la gauche, ou du moins du camp de la République. Ils pouvaient s’opposer durement entre eux, comme en 1924 lors de la panthéonisation, personne à droite ne songeait à leur disputer une part de la mémoire jaurésienne.
Après le Front populaire, qui vit donc revivre et fleurir le Jaurès symbole de l’unité retrouvée, ce fut plus compliqué. Une partie des collaborateurs se réclama de l’exemple de Jaurès pour prôner le « rapprochement franco-allemand ». Ce fut l’objet de la deuxième biographie de Zévaès, ce curieux personnage oscillant sans cesse entre la gauche, l’extrême droite… et le reste. Ce fut aussi le cas des responsables du Rassemblement National Populaire avec Marcel Déat et bien d’autres, issus le plus souvent du socialisme. Des jeunes du RNP déposèrent des gerbes les 31 juillet au Café du croissant et Guy Lemonnier [Claude Harmel] ne manqua pas de se réclamer du grand exemple au service de la révolution national-socialiste qu’il appelait alors de ses vœux. L’éditeur des Œuvres de Jean Jaurèschez Rieder (neuf volumes parus dans les années 1930), l’universitaire Max Bonnafous, qui avait suivi Déat chez les « néos », continua sous Vichy une carrière de préfet et de ministre de l’Agriculture et du ravitaillement. Ce rappel, qui devrait être complété, n’a pas pour objet principal de relativiser les récupérations plus récentes en faisant constater qu’au fond, Jaurès a connu bien pire, mais de rappeler que le propre de toute figure historique est de devenir l’enjeu de batailles mémorielles qui rompent parfois de manière absolue et manifeste avec le sens d’une vie et de ses combats.
Le Jaurès de Vichy fut-il crédible ? Sa récupération par les ennemis de la République, de la démocratie et de la laïcité, était tellement à contre-emploi qu’il ne dut pas y avoir malgré tout beaucoup de dupes. Mais il était prêt à servir. Paul Faure et ses amis, Anatole de Monzie, qui le cite abondamment dans ses Mémoires de la tribune (1943), tous ceux qui, venus de la gauche, se tiennent prêts à assurer une relève des équipes de Vichy, mais toujours dans le cadre d’une Europe dominée par l’Allemagne nazie, le gardaient précieusement en réserve et étaient tout disposés à faire valoir leurs droits à filiation. Plus de monde fut sans doute concerné chez les tenants d’un pacifisme, certes bien différents du patriotisme exprimé dans L’Armée nouvelle et ailleurs, mais conforme à l’image un peu sulpicienne d’un Saint-Jaurès combattant les forces de la guerre, qui s’était déployée pendant les années 1920 et 1930. Les jaurésiens demeurés… au moins républicains, patriotes, démocrates ou internationalistes, selon les cas, réagirent évidemment : la Résistance se réclama aussi de Jean Jaurès, nom donné au groupe de socialistes actifs à Londres, et Louis Lévy publia en 1946 chez Calmann-Lévy une anthologie qui se voulait une réponse implicite aux falsifications commises par ses anciens camarades ralliés à Vichy. J’aurais néanmoins tendance à penser qu’il resta quelque chose de ces premières récupérations, comme une gêne, un encouragement au silence qui expliquerait en partie la faiblesse relative de l’investissement socialiste et communiste dans la réflexion sur Jaurès jusqu’aux années 1960. Certes, SFIO et PCF n’oubliaient pas Jaurès, l’aimaient et le commémoraient, ne serait-ce que pour ne pas le laisser au camp adverse, mais, enfin, ce ne furent pas des années très toniques du point de vue de la recherche et de la diffusion jaurésiennes. Les gaullistes, déjà soucieux de ne pas se laisser enfermer dans un clivage droite/gauche récusé, tentèrent quelques échappées jaurésiennes avec Louis Vallon ou Léon Grandfils (7).
La relance des études et recherches jaurésiennes se fit dans le double contexte de la crise du communisme et du socialisme, marquée par le XXe congrès du PC soviétique, Budapest, la guerre d’Algérie… Récemment, Françoise Blum a présenté un portrait convaincant de la période et des premiers temps du groupe constitutif de la Société d’études jaurésiennes (1959) auquel il est plus commode de renvoyer : « Portrait de groupe avec dame », Cahiers Jaurès, n° 183-184, janvier-juin 2007 (8). Ce groupe d’études et d’amitié se situa dès le départ au-delà des clivages politiques. La gauche, fort divisée, n’avait d’ailleurs alors guère de consistance par elle-même et des chercheurs, gaullistes plus souvent que modérés ou libéraux, participèrent aux activités de la nouvelle association. Citons, un peu au hasard, les Tarnais Jacques Limouzy ou Alain Lévy, le politologue François Goguel et le gaulliste de gauche Léo Hamon, qui fut ministre de Georges Pompidou avant de devenir vice-président de la Société d’études jaurésiennes. Précisons que, bien entendu, les choix civiques de tous les membres de la Société ne sont pas forcément tous publics et qu’une certaine diversité y régna et demeure, avec bonheur et sympathie mutuelle.
Ce nouveau rappel n’intervient que pour signaler qu’en soi la lecture ou les citations de Jaurès par un candidat de droite n’avaient rien de nouvelles ni de choquantes en soi. Chacun peut tout lire, et, comme j’ai eu l’occasion de l’indiquer à L’Humanité : « Je ne suis pas choqué que Jaurès soit lu à droite, et la gauche ne perd pas son temps à lire Tocqueville, Aron ou De Gaulle » (9). L’expression « captation d’héritage » employée par François Hollande et d’autres analystes de gauche ne me sembla pas très heureuse, sinon comme boutade. Jaurès appartient au patrimoine commun de l’humanité…
Gérard Noiriel a analysé sur le site du Comité de vigilance sur les usages de l’histoire qu’il préside« les usages de l’histoire dans le discours public de Nicolas Sarkozy » (15 mai 2007) (10). Il a démonté la logique symbolique qui transforPublier le message
me dans les discours du candidat Sarkozy l’histoire en un disneyland(ou un puy-du-fou ?) avec des gentils et des bons qui s’opposent aux forces du mal. Luttes et conflits disparaissent. Les formules se succèdent pour établir un récit assez flou, mais sous-tendu par une présentation toujours positive et dynamique, voire euphorique, du passé national. C’est ce qu’ont cherché à préciser et à étayer les membres du groupe de Tours du même CVUH coordonné par Sylvie Aprile, dans le texte « L’histoire par Nicolas Sarkozy : le rêve passéiste d’un futur national-libéral » (11). Leur démonstration m’a semblé plutôt convaincante, mais, si je puis dire, la campagne terminée, aussi un peu vaine et finalement assez « professorale ». C’est n’est pas vraiment un reproche, car je vois mal comment il pourrait en être autrement et il me semble que mes – modestes et limitées – activités politiques ont toujours souffert de la même caractéristique. Certes, l’élève Sarkozy, qui eut, comme les médias nous l’ont rappelé, son bac à l’oral de rattrapage, omet Barrès, Napoléon III et Pétain. Cela ne surprend pas trop ! Il est candidat à la présidence de la République et non à une licence d’histoire ou à un IEP. Ou, du moins, il me semble qu’il faille insister sur l’hypothèse avancée par Éric Fassin dans Le Monde (12). Nicolas Sarkozy a adopté une stratégie particulièrement confusionniste. Il cherche comme la seiche à créer le maximum d’agitation, à lancer des mots comme autant d’abolis bibelots d’inanité sonore, à susciter la peur pour mieux apparaître comme sauveur ou à jouer de la séduction pour mieux se retirer ensuite et susciter plus de désir, tour à tour angoissant et apaisant. Il a rassemblé son camp, n’oubliant pas, lui, les leçons de Mitterrand, qu’on a bien le droit de critiquer, mais qui s’y entendait en campagne électorale, et cherche depuis à multiplier les incursions en territoire ennemi, suscitant des ralliements qui montrent au passage à quel point il y avait quelque chose de pourri dans le vieux royaume de la Gauche.
Je suis donc gêné pour commenter à mon tour les références de Sarkozy à Jaurès comme me l’ont demandé Michèle Riot-Sarcey et Gilles Manceron (13). Le discours politique n’est plus celui d’antan. Il ne cherche pas à convaincre par une argumentation, une démonstration construite et raisonnée, mais repose sur les principes de la communication. Les phrases sont courtes, la syntaxe sommaire. On chercherait en vain des propositions subordonnées, conjonctives ou relatives. C’est trop complexe. Sarkozy suit les conseils donnés aux journalistes de L’Aurore par Clemenceau, le maître de son héros favori Mandel : « pour écrire, un sujet, un verbe. Si vous avez besoin d’un complément, venez me voir ». La rhétorique sarkozienne repose sur une assise tautologique, multipliant les slogans. Ceux-ci peuvent sembler contradictoires : ils ne s’en complètent que mieux. Chacun, à l’audition, reconnaîtra le sien et sera séduit. Maurice Chevalier donnait déjà des conseils comparables aux acteurs débutants, dans Avec le sourire (1936) de Maurice Tourneur, si je me souviens bien. Les discours sont longs d’ailleurs : le chatoiement des références, des propositions fait « riche », impressionne et permet de faire passer toutes les contradictions, approximations et audaces qui apparaissent davantage à la lecture. Ce qui compte est l’émotion obtenue, et elle passe avec un passé folklorisé à l’extrême, de ce temps pas si ancien où régnaient les vieilles valeurs…
Reconnaissons que cette rhétorique se donnait à entendre déjà dans les discours de Jacques Chirac, la plume des discours est d’ailleurs la même, mais Nicolas Sarkozy y apporte un talent particulier de conteur… La touche particulière apportée sur le fond réside dans le salut au passé colonial, qui permet de réunir tous les électorats de droite (mais pas seulement…) et de flatter la mémoire des anciens rapatriés ou de leurs familles. Les seules fautes reconnues les concernent d’ailleurs, comme à l’égard des harkis. Les autres ne sont envisagées que pour être aussitôt niées. Le tour de bonneteau est parfois assez grossier : puisque tous les Français n’étaient pas antidreyfusards, pétainistes, monstres ou exploiteurs aux colonies, nul ne l’a été semble-t-il, en dehors de quelques exceptions aussitôt évacuées. Il ne s’est rien passé au Palatinat, dans l’Europe soumise à la botte napoléonienne (qui avait sans doute ses bons côtés, mais enfin, les peuples n’aiment pas les missionnaires bottés, avait déjà averti Robespierre), dans les grottes d’Algérie enfumées par Bugeaud ou Saint-Arnaud, ou dans la savane traversée par la mission Voulet-Chanoine… Ajoutons aussi des références religieuses nettement plus appuyées chez Sarkozy que chez ses prédécesseurs : la laïcité peut être définie comme « le respect de toutes les religions » (Toulon), sans rien de plus… et sans évocation des agnostiques et des athées. « Dieu est partout » (Caen), entre le Mont Saint-Michel et Lisieux d’abord, mais ce n’est qu’un début. « La France, c’est deux mille ans de christianisme, deux mille ans de civilisation chrétienne… » (Nice)
Sinon, à Toulon, Bonaparte peut être associé à Hubert Falco (les deux s’en remettront), une même phrase convoquer l’Egypte, la Grèce, les Croisades, Venise, Florence, Séville, Socrate, Alexandre, Auguste, Jésus (j’en passe…) dans un technicolor hollywoodien qui se fera peut-être un jour… Les images se succèdent comme autant de clips, Saint Denis, Descartes, Richelieu, Michelet, Jaurès, Clemenceau, Mandel se pressent au comité de soutien affiché du futur président, grandi d’être le successeur d’une telle lignée. Evidemment, les citations de Jaurès ne reposent sur aucune lecture, aucune argumentation suivie (les autres non plus d’ailleurs…). Elles sont souvent choisies parmi les phrases clichés qui abondent sur le net : « le courage, c’est de bien faire son métier », « il faut respecter le passé », « la France est humaine », « le travailleur est privé de droits dans notre société »… On se retrouve avec le plus prudhommesque des Jaurès qui serait le prototype d’un bon sens bien bourgeois et national, avec juste ce qu’il faut de grogne protestataire gauloise.
Ce Jaurès est utilisé par Sarkozy dans la longue première partie de ses discours, celle où il dénonce l’état de notre société : « Ça ne peut plus durer ». Brièvement, il présente ensuite ses propositions, qui s’appuient sur la vision la plus classique de la droite française. Sarkozy est contre les 35 heures comme le vieux Schneider était contre la journée de huit heures (ce qui faisait la semaine à 48 heures…) après avoir été contre celle de dix, au prétexte qu’il connaissait de vieux travailleurs qui ne voulaient pas s’arrêter, qui n’étaient pas fatigués après leur journée et voulaient donc travailler plus pour gagner plus (l’expression n’y est pas, mais l’idée si : « un ouvrier bien portant peut très bien faire ses dix heures par jour et on doit le laisser libre de travailler davantage si cela lui fait plaisir » (14) ). Les mêmes arguments furent utilisés contre la retraite à 65 ans adoptée en 1910 alors même que l’espérance de vie des ouvriers n’atteignait pas cet âge.
Faut-il vraiment argumenter ? Rappeler les banalités plus évidentes ? Que le Jaurès député des ouvriers et des paysans, défenseurs de leurs conditions de vie et de salaire, aspirant à un socialisme qui réconcilierait l’humanité en mettant fin à l’exploitation capitaliste n’a rien à voir avec le président ami des patrons, l’homme des yachts et du Fouquet’s ? Chacun sait bien qu’il suffit de lire une page, d’entendre une minute d’un discours de Jaurès pour que l’équivoque se disperse, si tant est qu’elle ait pu exister. Un exemple parmi beaucoup d’autres : républicain ou socialiste, Jaurès se bat pour l’impôt. Il veut que soit voté l’impôt sur le revenu, condition minimale d’une politique sociale, mesure de solidarité qui annonce le vaste chantier de transformation sociale et d’édification d’une humanité réelle. Il doit batailler des décennies, contre la droite, les hésitations d’une partie du centre et de la gauche radicale. Avec Caillaux, la loi est votée quelques semaines avant le début de la Grande guerre. Eh bien, on peut dire au moins à Sarkozy que ce Jaurès, et au passage ce Caillaux, n’auraient pas soutenu ses projets fiscaux et sa dénonciation « d’une fiscalité confiscatoire qui décourage la réussite » (Poitiers).
Sans même parler de contenu, la méthode suffit pour opposer Sarkozy à Jaurès. Le second argumente, présente les analyses, voire donne à lire ou à entendre le point de vue adverse, puis donne ses raisons, longuement (parfois un peu trop !), appelant à l’intelligence de ses auditeurs. Il déteste les trahisons, les équivoques, préfère visiblement Poincaré, même un peu borné et rigide, à l’ondoyant et trop habile Briand. Il n’aurait guère apprécié l’ami de Carignon, Tapie, Pasqua et Besson. Sur le fond, Jaurès dès le début dit bien que la politique n’a de sens pour lui que rattachée à une conception générale de la vie et de l’humanité. Il ne cherche pas le pouvoir pour le pouvoir et encore moins pour renforcer les inégalités au profit des riches et des puissants, au service d’un capitalisme décomplexé et arrogant. Le bonimenteur président n’avait d’ailleurs jamais éprouvé le besoin de se référer à Jaurès auparavant. Il est bien possible qu’il n’y revienne plus guère. Sa logique est celle d’un auteur de coups publicitaires qui a d’autant mieux réussi qu’il a bénéficié d’une gauche désorientée, divisée et trop souvent oublieuse d’elle-même, de ses valeurs fondamentales et de ses objectifs primordiaux, car engluée dans la politique et la gestion quotidiennes.
Gilles Candar


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Notes :

(1) D’après Jean Véronis, professeur de linguistique et d’informatique à l’Université de Provence et son site http://www.up.univ-mrs.fr/veronis/Discours2007/concorde.php?e=&n=Sarkozy&action=Chercher
(2Ibid.
(3Ibid.
(4Ibid.
(5) Alain Boscus, « Jaurès outragé dans sa propre ville ! », La Dépêche du Midi,13 juin 2007.
(6) Cf. notamment les colloques Jaurès et la classe ouvrière, Editions ouvrières, 1981 et Jaurès et les intellectuels, Editions de l’Atelier, 1994.
(7) Ce cas m’est signalé par Alain Chatriot. Cf. Patrick Guiol, L’Impasse sociale du gaullisme. Le RPF et l’Action ouvrière, Presses de la FNSP, 1985. Henri Guaino eut des précurseurs ! En plus, Grandfils, comme Vallon ou [Maurice] Schumann disposaient d’un véritable passé socialiste militant.
(8) Renseignements sur site www.jaures.info
(9) « Ce que dit vraiment Jean Jaurès », L’Humanité, 9 mai 2007. Le débat organisé par Charles Silvestre et les Amis de L’Humanité sur « Que savez-vous de Jaurès ? » eut lieu au café du Croissant le 23 mai suivant.
(10) Cf. aussi « Un nouvel usage politicien de l’histoire », L’Humanité, 3 février 2007.
(11) Olivier Le Trocquer, Thomas Loué, Gérard Noiriel, Nicolas Offensatdt, Laurence Pierrepont, Michèle Riot-Sarcey, parfois tourangeaux d’honneur ou de cœur semble-t-il.
(12) Éric Fassin, « Sarkozy ou l’art de la confusion », Le Monde, 13 avril 2007.
(13) Merci à Gilles Manceron des importantes suggestions, précisions et améliorations apportées à ce texte.
(14) Ce classique, extrait de Jules Huret, Enquête sur la question sociale en Europe, Perrin, 1897, disponible sue le site Gallica de la BNF, est publié dans le dossier de la Documentation photographique Patrons et ouvriers au XIXe siècle, 1973.

mardi 7 août 2007

A quand une nouvelle loi sur les archives ? par Sonia Combes


Lors du colloque « Archives, identité, république » qui s’est tenu à Saint-Denis le 27 juin 2007, le président de la République a fait savoir qu’il saluait le projet de construction d’un grand centre d’archives à Pierrefitte, déclarant que les archives « constituent le creuset de l’identité nationale » et que, « si nous voulons nous forger une identité commune, il faut que ce passé dont nous sommes fiers soit accessible à tous ». Arrêtons-nous sur l’ambiguïté de cette seconde phrase. Signifie-t-elle que l‘accès aux archives devrait être subordonné au fait que nous puissions être fiers du passé dont elles sont la trace ? Mais pouvons-nous être fiers de tout ce que les archives donnent à lire sur le passé ? Assurément pas. La preuve nous en vient aujourd’hui avec l’implication de la France dans le conflit du Rwanda que révèlent les archives de l’Elysée. Or ne serait-ce pas là, précisément, la raison pour laquelle l’accès aux archives contemporaines continue à poser problème en France ? Nous parlons ici d’archives politiques, de ces documents publics à partir desquels on peut analyser, reconstruire, interpréter la gestion d’un pays par des hommes (et parfois des femmes) dans l’exercice de leur fonction. Cette précision a son importance étant donné que la loi de 1979 sur les archives entretient la confusion entre vie privée/vie publique. Cette confusion a été renforcée par l’arrêté de « dérogation générale » du 29 avril 2002, qui stipule le libre accès aux archives de la période de l’Occupation, à l’exception des dossiers des personnels des camps d’internement qui restent soumis à un délai de 120 ans. Ce délai de communication appliqué aux dossiers des fonctionnaires, autrefois de 100 ans, a été étendu à 120 ans par la loi de 1979 en raison de « l’allongement de la durée moyenne de vie humaine ». Ce qui a pour conséquence de freiner, par exemple, l’étude des comportements en tant qu’agents de l’Etat (et non en tant que personne privée) pendant la même période et, plus largement celle de l’épuration. Ces documents publics – pour ne pas parler de ceux qui concernent des pages encore plus récentes de notre passé national – sont toujours soumis à une demande de dérogation individuelle.
On a l’habitude de nous objecter que toutes les demandes de dérogation individuelle reçoivent une réponse positive. Peut-être. Mais devoir recourir à cette procédure reste une entrave pour la recherche, ne serait-ce qu’en raison du délai d’attente de réponse de trois mois. Sont ainsi pénalisés, par exemple, les étudiants en maîtrise (master), que leurs professeurs détournent de ces sujets pour lesquels les archives ne sont toujours pas librement accessibles, les chercheurs étrangers ou encore les documentaristes, cette nouvelle catégorie d’historiens de plus en plus nombreux qui a choisi l’écriture filmique. Pour ne rien dire des « simples » citoyens pour lesquels la demande de dérogation peut représenter un obstacle psychologique. Que de fois les professionnels de la documentation scientifique reçoivent-ils des lettres ou des coups de fil demandant timidement si on peut venir consulter tel ou tel fonds, « bien que n’étant pas historien(ne) de métier » ? Et d’ailleurs, si la dérogation est toujours acceptée, pourquoi la conserver ?
Il est de bon ton de louer le rapport Braibant, soumis en 1996 au Premier ministre en réponse à la crise de l’institution des Archives de France. Serait-ce pour mieux l’enterrer ? Car on omet de mentionner les recommandations de ce même rapport : entre autres, réduction des délais de communication, distinction entre vie privée et vie publique et critique de la pratique de dérogation qui, je cite, « présente un risque sérieux de subjectivité (souligné dans le texte), puisque les dérogations sont accordées en fonction de la personnalité du chercheur, de sa notoriété ou de l’opinion que l’administration peut se faire de ses recherches ». Sans compter, devait poursuivre le conseiller d’Etat, que « l’exclusivité dont peuvent ainsi bénéficier certains chercheurs est d’autant plus regrettable qu’elle permet à leurs travaux d’échapper à toute critique scientifique, en faisant obstacle à ce que des personnes travaillant sur le même domaine de recherche se livrent à un contrôle des sources. » Sans même parler de « contrôle » et en créditant a priori d’honnêteté le chercheur "fiable", pour reprendre encore une fois les termes de Guy Braibant, y aurait-il une seule lecture possible de l’archive ? Même l’historien le plus « positiviste » ne saurait aujourd’hui l’admettre.
Avec ou sans grand centre d’archives, la question de l’accès aux archives demeure. Jusqu’à présent, elle a été traitée de deux façons par les pouvoirs publics. Par la dénégation du problème, un « tout est accessible ! » scandé avec candeur, ignorance ou mauvaise foi, ou à coups d’effets d’annonce. Ainsi, à force d’entendre Lionel Jospin, lorsqu’il était au gouvernement, encourager tour à tour l’ouverture des archives de la Première Guerre mondiale (et oui !), puis celles de la guerre d’Algérie, on avait pu croire l’affaire réglée.

Tant mieux que les archives de la nation reçoivent enfin l’espace qu’elles méritent - même si on ne peut s’empêcher de penser que ce n’est sans doute pas la Bibliothèque nationale qu’on aurait installée à la périphérie de Paris. Espérons aussi qu’elles recevront le personnel dont elles ont besoin et dont elles ont de tout temps manqué. Mais à l’heure où les archives de la CIA (1950-1970) révélant un passé dont les Etats-unis ne sauraient être fiers, deviennent accessibles, ne serait-il pas temps qu’en France, la nouvelle législation sur les archives promise depuis des années nous ramène au niveau des nations qui ouvrent leurs archives sans distinction de titres et n’ont pas peur d’assumer leur passé ? Et qui, de cela, en un sens, peuvent être fières.


Sonia Combe (historienne, conservateure de bibliothèques)