mardi 24 juin 2008

Réaction de Thierry Camous à propos de l’article Choc des civilisations et manipulations historiques



Thierry Camous nous a adressé un mail de protestation après la publication de l’article de Blaise Dufal, Choc des civilisations et manipulations historiques. Troubles dans la médiévistique. Nous publions ici son message et la réponse de Blaise Dufal.


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Bonjour,
Chers membres du cvuh,
Je suis Thierry Camous, auteur aux PUF en 2007 du livre Orients-Occidents, 25 siècles de guerres.
Je suis SCANDALISE et OUTRE, par l’infamant "article" de M. Blaise Dufal du 28/5/2008, "choc des civilisations et manipulations historiques".
En effet, je me vois assimilé à un "manipulateur", associé à des néo-conservateurs (et notamment S. P. Huntington) et me retrouve en compagnie de M. Gouguenheim, excusez du peu !
Or, si M. Dufal avait lu mon livre il aurait constaté :
1- Je réprouve et démonte COMPLETEMENT la vision caricaturale et islamophobe de S. P. Huntington !!!!!
2- Je crois aux rapports d’altérité entre les civilisations comme moteur de la violence guerrière depuis 25 siècles, cela ne fait pas de moi un belliciste néo-conservateur ! Mon livre se veut un diagnostic pour aider à trouver des solutions culturelles et politiques aux conflits contemporains ! Ainsi que l’a bien compris le conseil de l’Europe qui a utilisé mes travaux pour la constitution d’un livre blanc pour le dialogue interculturel. (Ils ont dû le lire, eux !)
3- Ce monsieur m’accuse de schématisation par l’utilisation même du concept de civilisation... Sa "lecture" de mon ouvrage n’a peut-être même pas commencée par le titre où "Orients et Occidents" sont pluriels, ce que je démontre tout au long de mon ouvrage (et dans un article à paraître dans les dossiers de "Sciences Humaines" en septembre). C’est même pour moi l’occasion d’une charge virulente contre monsieur Huntington.
4- Claude Liauzu aurait critiqué ma démarche (puisqu’elle serait celle d’Huntington) dans un livre que, pourtant, j’utilise et référence abondamment dans Orients-Occidents, 25 siècles de guerres.
5- Enfin, M. Dufal fait sans doute partie des naïfs qui pensent qu’il suffit de ne pas aimer la guerre pour qu’elle n’existe pas. C’est son droit, mais en tant qu’historien, je revendique justement le droit à l’analyse et à penser qu’analyser les causes culturelles des guerres est aussi un moyen pour conjurer leur survenue.
6 Me voila associé à Gouguenheim, alors que je parle justement du rôle de l’Andalousie arabe dans la transmission de la philosophie grecque en Europe et de son rôle matriciel pour la culture universelle, utilisant pour cela les travaux d’Alain de Libera référencés en note dans mon livre.

Bref, je ne m’étends pas davantage sur cette tribune fourre-tout. Je réclame un droit de réponse sur votre site ou que la mention de mon nom soit supprimée de cet article qui, point par point, transforme toutes mes positions.
La moindre des chose serait de lire les travaux d’un auteur avant de les massacrer et, surtout de leur faire dire le contraire de ce qu’ils soutiennent. Je suis d’autant plus SCANDALISE que j’avais la plus haute estime du CVUH, que je soutiens l’intégralité de vos combats. Je ne sais qui est ce monsieur qui parle en votre nom, mais si tous vos collaborateurs ont son sérieux, je crains fort pour le devenir de votre (notre !) noble combat. Personnellement, j’enseigne, bien qu’étant docteur de Paris IV, agrégé, qualifié comme maître de conférence, publié aux Belles Lettres, aux PUF et dans de nombreuses revues scientifiques, dans le secondaire. N’étant pas membre du "sérail" j’ai bien du mal à me défendre. Mais il y a des sérails que finalement on ne gagne pas toujours à fréquenter.
Je continuerai à combattre les thèses conservatrices, bellicistes, antisémites et islamophobes, envers et contre tous, en chercheur indépendant, et contre vous aussi, s’il le faut.
Inutile de vous préciser que j’attends une réponse à ce mail par courrier électronique et une réaction de votre part à la hauteur de l’émotion qu’à suscité pour moi la lecture de la prose de M. Dufal. Si possible de M. Dufal lui même.

Cordialement,
En vous souhaitant malgré tout bon courage pour les nobles idéaux que vous défendez, c’est à dire ceux que j’ai défendu dans mon livre et dans un livre à venir sur l’origine de la violence de masse que je replace dans le giron colonial et libéral (pour les PUF).



Thierry Camous


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La réponse de Blaise Dufal :


La mention que j’ai faite de l’ouvrage de Thierry Camous Orients-Occidents. 25 siècles de guerres a déchaîné une très vive réaction de l’auteur qui s’est considéré comme diffamé et attaqué personnellement (voir le courriel ci-dessus), s’insurgeant contre le rapprochement que je fais entre son travail et les thèses d’Huntington. Je n’évoquais pourtant le livre de Thierry Camous qu’à l’occasion d’une recontextualisation intellectuelle de l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim mentionnant plusieurs livres caractérisés par une utilisation du concept de « choc des civilisations » en histoire.
Dès les premières pages d’Orients-Occidents, on peut lire en effet l’affirmation suivante : « la thèse d’Huntington [...] est juste sur le fond, voire évidente » (1).Il est toutefois vrai que Thierry Camous propose pour dépasser l’analyse d’Huntington de comprendre ces évènements selon un modèle de « choc des identités » (2), espèrant qu’« examiner les raisons de la guerre identitaire, c’est peut-être aider à mieux les conjurer ». Mais que revêtent ces identités ? Tout au long de l’ouvrage on assiste à une confusion et un amalgame entre les termes d’ethnie, de peuple, de nation, de culture et de civilisation. Ces dernières ne sont d’ailleurs caractérisées qu en fonction de leur adhésion à la démocratie, du statut de l’individu, de la place des femmes, des techniques ou des stratégies guerrières (3). L’auteur ne procède que sous le mode de l’essentialisation. L’Occident et l’Orient sont utilisés comme les acteurs historiques (4) d’un « affrontement millénaire », et les peuples, définis uniquement culturellement, « incarnent » (5) cet Occident et cet Orient. L’Orient ou l’Occident sont évalués en terme de pureté, d’intégrité (6), par rapport à quoi, on ne sait pas... Il propose ainsi une vision figée de l’histoire opposant un Orient multiple, incohérent, dispersé et un Occident monolithique et raisonnable. Cette opposition se double de celle entre nomadisme et sédentarisme auxquels seraient attachés des formes spécifiques de combat. L’auteur construit ainsi une catégorie intemporelle : « le nomade » qu’il définit comme « résistant », « peu exigeant », « frugal » (7) et « rustique » qui ne pourrait pas s’adapter à d’autres modes de vie (8) et serait avant tout un guerrier (9) caractérisés par « l’ardeur et la fougue » (10). Cela lui permet d’associer l’Orient à la « ruse », à la « dissimulation » (11), au refus du combat (12), et de développer ainsi une psychologie des civilisations, où l’Orient serait marqué par une amertume, un ressentiment à l’égard de l’Occident. L’Occident, lui, comme le sédentaire, est défini par la démocratie régulièrement attaquée par ces velleités orientales.
Toutes ces simplifications lui permettent de faire de la guerre un « trait de civilisation » (13), et le centre de l’analyse consiste à raconter les grandes batailles qui ont jalonné, construit et manifesté des « chocs de civilisations ». Pour lui, la guerre est un « mal endémique » (14), manifestation d’un « intemporel esprit de conquête » (15).Ce livre insiste sur la victoire de l’Occident, dans sa lutte pour la survie, assénant ce constat à chaque chapitre (16). Mais cette victoire est souvent décrite comme d’autant plus méritoire que l’Occident est en nombre inférieur (17) et surtout en position d’agressé. Les victoires des Occidentaux sont expliquées par le « sang froid et l’inventivité » (18) de leur chefs : « une fois de plus, la cohésion, l’esprit de corps et le patriotisme l’ont emporté sur la multitude » (19). Le comparatisme est alors mobilisé au mépris de toute méthode historique. Il atteint des sommets lorsque l’auteur compare Hitler, Gengis Kahn, Tamerlan, Hannibal et Alexandre le Grand pour savoir qui a tué le plus et selon leur rapport entretenu à la « guerre totale » (20), ou encore lorsqu’il annonce que la « barbarie » entre Slaves et Germains serait une permanence des chevaliers teutoniques jusqu’à la bataille de Stalingrad… (21).
L’auteur espère qu’« examiner les raisons de la guerre identitaire, c’est peut-être aider à mieux les conjurer ». Or l’historien n’a pas pour mission de conjurer ou d’exorciser. Ainsi ce livre témoigne d’une vision de l’histoire fortement tragique (22) et dramatique (23), l’histoire serait le lieu d’« une sombre prophétie » (24), d’un « âge de ténèbres » (25). Articulant, selon un déroulement linéaire, naissance (26), prospérité, déclin (27), ou décadence (28) de ces civilisations, l’auteur utilise des concepts qui l’inscrivent dans la lignée intellectuelle d’Oswald Spengler, et construisant une vision de l’histoire qui doit nécessairement trouver sa fin dans la réalisation de l’Occident (29). Pour atténuer et contrebalancer son affirmation de chocs historiques entre civilisations, l’auteur déplore ces « funestes représentations » (30). La déploration (réitérée dans sa réponse) n’est pas de l’ordre du discours de l’historien et elle n’excuse, ni ne masque, l’analyse proposée. Il ne nous appartient pas de juger du degré de sincérité de cette expression de tristesse et de regret (31), mais d’évaluer la validité historique de l’analyse de l’auteur, qui comme celle de Huntington « participe de cette vision » du choc des civilisations et la renforce. Ce livre ne pose pas la question historique de l’analyse des représentations des choc de civilisations mais accumule des exemples construisant cette représentation. L’ouvrage se présente comme le « sinistre bilan » « d’un processus historique d’accumulation de haine » (32).
Inutile d’aligner davantage d’exemples pour montrer que ce livre est donc fortement critiquable tant du point de vue de la démarche historienne que de celui de la vision de l’histoire qu’il véhicule : la dissymétrie constatée dans le rapport Occidents/Orients est avant tout le résultat d’une inégalité flagrante dans l’approche historique de ces ensembles. En se laissant aller à des formulations psychologisantes (la conquête omeyyade est un « mouvement pulsionnel » (33)), Il multiplie les poncifs, les jugements de valeur, cherchant le grand récit du monde... ce qui aboutit à un vision sentimentale et idéologique de l’histoire.
En tant que tel, cet ouvrage s’inscrit dans une historiographie conservatrice qui, à son corps défendant ou non, cherche à valider le caractère immuable d’une conflictualité de blocs civilisationnels, privilégiant à cet effet les explications à caractères culturalistes. 
Blaise Dufal



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Notes :


(1) p.413
(2) p.424
(3) La faiblesse militaire des Musulmans pendant les croisades est expliquée par des facteurs culturels (p.151)
(4) « Pendant plus de onze cents ans [...] l’opposition Orients/Occidents a essentiellement pris la forme d’une lutte séculaire entre l’Occident gréco-romain et la Perse » p.11
(5) p.16
(6) « l’Occident s’étendra en une sorte d’union jusqu’en Asie Mineure, au Levant et en Égypte, reléguant, le vrai, le pur, l’intègre Orient au delà des déserts de Syrie et d’Arabie »
(7) p.73
(8) p.98
(9) « les moeurs guerrières des Maures inspirés de leurs origines nomades et tribales » p.153
(10) p.135
(11) p.19
(12) « D’Orient est indubitablement la tactique qui consiste à éviter les confrontations directes, les batailles rangées, mais à se réfugier dans l’immensité de son territoire afin de laisser le temps, si ce n’est le climat, et tous les facteurs d’attrition faire leur oeuvre » p.277
(13) p.6
(14) p.16
(15) p.218
(16) L’Occident grec fut « invariablement vainqueur » p.40
(17) « la légère supériorité ottomane se trouvait largement compensée par l’excellence du commandement chrétien » p.235
(18) p.33
(19) p.51
(20) p.54
(21) « A l’est, la barbarie régna à l’ombre des croix noires des Teutoniques. Terrible jalon de la plus sanglante des oppositions séculaires Orients/Occidents qui nous permet de mieux comprendre la rage avec laquelle Allemands et Soviétiques soldèrent leurs vieux comptes dans les ruines de Stalingrad. Les ordres criminels du printemps 1941 données à la Wehrmacht ne firent que perpétuer une tradition historique terrible » p.213
(22) p.395
(23) La « terreur » mongole est ainsi définie comme une « catastrophe à l’échelle planétaire » p.130
(24) p.9
(25) p.412
(26) p.109
(27) « une époque s’achève, un empire s’écroule » p.221
(28) « Le Sud est depuis 3 millénaires -Constantinople, Bagdad, Damas, Alep, Le Caire, Kairouan, Cordoue- le centre du monde. Mais ses divisions et les menaces qui l’environnent le préparent à une lente décadence, [...] inexorable déclin [...] » p.139
(29) p.140
(30) p.327
(31) « il a toujours existé une conscience aiguë de l’existence de deux pôles de civilisation : Orient et Occident, même en une vision fortement réductrice de la complexité des situations, et aujourd’hui, encore, de sorte que, même si on ne peut que le déplorer, Huntington, qui pourtant participe de cette vision, a raison sur le fond » p.6
(32) « rivalité de deux messianismes incompatibles. Nouvel âge de ténèbres, comme toujours entre Orients et Occidents, le tumulte et la guerre apparaissent comme le fruit d’un processus historique d’accumulation de haine dont il est temps à présent de dresser le sinistre bilan »p.412
(33) p.106

mardi 17 juin 2008

Collection Passé & Présent


Le CVUH a signé un partenariat avec les éditions Agone depuis 2007.
Sont déjà parus dans la collection Passé & Présent :

 Gérard Noiriel, A quoi sert l’identité nationale, Agone, 2007


La question de « l’identité nationale » a été remise au centre de l’actualité politique par Nicolas Sarkozy, pendant la campagne électorale des présidentielles. Devenu chef de l’État, celui-ci a créé un « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale », ce qui est un fait sans précédent dans l’histoire de la République française. Huit historiens ont aussitôt démissionné de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration pour protester contre ce ministère, estimant que cet intitulé ne pouvait que conforter les préjugés négatifs à l’égard des immigrés. La pétition qu’ont lancée ces historiens a été signée par plus de 10 000 citoyens en moins d’une semaine, et des universitaires du monde entier se sont associés à cet appel.
Gérard Noiriel explique les raisons de ce mouvement. Il montre que la logique identitaire, née au XIXe siècle, a depuis constamment alimenté les discours nationalistes. Il rappelle que, au cours des années 1980, c’est Jean-Marie Le Pen qui a popularisé, dans l’espace public, l’expression « identité nationale » pour stigmatiser les immigrés. Analysant de façon minutieuse les usages de cette formule dans le discours du candidat Sarkozy, il donne des éléments pour éclairer les nouvelles stratégies aujourd’hui à l’œuvre dans le champ politique.




 Laurence De Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt, Sophie Wahnich, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Agone, 2008


Guy Môquet, Jaurès, les colonies et tant d’autres… Nicolas Sarkozy en campagne, puis au début de son mandat, n’a cessé d’utiliser et de brandir des références historiques. Cet usage immodéré de l’histoire a alors mobilisé autant de mises en scène grandiloquentes que de discours de filiation destinés à dessiner les contours d’une France mythique du candidat puis du président.
Comment voir clair dans tous ces personnages et événements sans cesse mélangés et associés les uns aux autres en dehors de tout contexte ? Comment comprendre le brouillage de références qui empruntent autant aux grandes figures de la gauche qu’à celles de la droite ? Quels sont les enjeux et les effets politiques de telles constructions historico-politiques ?
Une vingtaine d’historiens ont disséqué les usages que fait de l’histoire Nicolas Sarkozy pour permettre de saisir les mécaniques à l’œuvre dans cette vaste entreprise de reconstruction d’un roman national. Sous la forme d’un dictionnaire, un véritable parcours critique dans l’histoire de France revue et corrigée par une droite qui entend refabriquer de l’« identité nationale »...





 Catherine Coquery Vidrovitch, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Agone, 2009

Notre patrimoine historique « national » doit-il inclure l’histoire de la colonisation et de l’esclavage colonial ? La réponse positive, de bon sens, ne fait pas l’unanimité : soit parce que parler sans tabou du domaine colonial serait « faire repentance », soit parce que l’ignorance ou la négligence entretenues depuis plusieurs générations font qu’il ne vient même pas à l’esprit de beaucoup de nos concitoyens que notre culture nationale héritée n’est pas seulement hexagonale. La culture française (que d’aucuns veulent appeler « identité nationale ») résulte de tous les héritages mêlés dans un passé complexe et cosmopolite où le fait colonial a joué et continue par ricochet de jouer un rôle important.
Professeure émérite d’histoire contemporaine de l’Afrique (université Paris-Diderot), Catherine Coquery-Vidrovitch a notamment fait paraître Des victimes oubliées du nazisme (Le Cherche-Midi, 2007) ; et L’Afrique noire de 1800 à nos jours (avec Henri Moniot, PUF [1999] 2005).

Collection Passé & Présent


Le CVUH a signé un partenariat avec les éditions Agone depuis 2007.
Sont déjà parus dans la collection Passé & Présent :



 Gérard Noiriel, A quoi sert l’identité nationale, Agone, 2007


La question de « l’identité nationale » a été remise au centre de l’actualité politique par Nicolas Sarkozy, pendant la campagne électorale des présidentielles. Devenu chef de l’État, celui-ci a créé un « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale », ce qui est un fait sans précédent dans l’histoire de la République française. Huit historiens ont aussitôt démissionné de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration pour protester contre ce ministère, estimant que cet intitulé ne pouvait que conforter les préjugés négatifs à l’égard des immigrés. La pétition qu’ont lancée ces historiens a été signée par plus de 10 000 citoyens en moins d’une semaine, et des universitaires du monde entier se sont associés à cet appel.
Gérard Noiriel explique les raisons de ce mouvement. Il montre que la logique identitaire, née au XIXe siècle, a depuis constamment alimenté les discours nationalistes. Il rappelle que, au cours des années 1980, c’est Jean-Marie Le Pen qui a popularisé, dans l’espace public, l’expression « identité nationale » pour stigmatiser les immigrés. Analysant de façon minutieuse les usages de cette formule dans le discours du candidat Sarkozy, il donne des éléments pour éclairer les nouvelles stratégies aujourd’hui à l’œuvre dans le champ politique.



 Laurence De Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt, Sophie Wahnich, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Agone, 2008


Guy Môquet, Jaurès, les colonies et tant d’autres… Nicolas Sarkozy en campagne, puis au début de son mandat, n’a cessé d’utiliser et de brandir des références historiques. Cet usage immodéré de l’histoire a alors mobilisé autant de mises en scène grandiloquentes que de discours de filiation destinés à dessiner les contours d’une France mythique du candidat puis du président.
Comment voir clair dans tous ces personnages et événements sans cesse mélangés et associés les uns aux autres en dehors de tout contexte ? Comment comprendre le brouillage de références qui empruntent autant aux grandes figures de la gauche qu’à celles de la droite ? Quels sont les enjeux et les effets politiques de telles constructions historico-politiques ?
Une vingtaine d’historiens ont disséqué les usages que fait de l’histoire Nicolas Sarkozy pour permettre de saisir les mécaniques à l’œuvre dans cette vaste entreprise de reconstruction d’un roman national. Sous la forme d’un dictionnaire, un véritable parcours critique dans l’histoire de France revue et corrigée par une droite qui entend refabriquer de l’« identité nationale »...






 Catherine Coquery Vidrovitch, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Agone, 2009

Notre patrimoine historique « national » doit-il inclure l’histoire de la colonisation et de l’esclavage colonial ? La réponse positive, de bon sens, ne fait pas l’unanimité : soit parce que parler sans tabou du domaine colonial serait « faire repentance », soit parce que l’ignorance ou la négligence entretenues depuis plusieurs générations font qu’il ne vient même pas à l’esprit de beaucoup de nos concitoyens que notre culture nationale héritée n’est pas seulement hexagonale. La culture française (que d’aucuns veulent appeler « identité nationale ») résulte de tous les héritages mêlés dans un passé complexe et cosmopolite où le fait colonial a joué et continue par ricochet de jouer un rôle important.
Professeure émérite d’histoire contemporaine de l’Afrique (université Paris-Diderot), Catherine Coquery-Vidrovitch a notamment fait paraître Des victimes oubliées du nazisme (Le Cherche-Midi, 2007) ; et L’Afrique noire de 1800 à nos jours (avec Henri Moniot, PUF [1999] 2005).

Faut-il former les professeurs d’histoire-géographie ? Quelques réflexions sur la chronique d’une mort annoncée des IUFM par Laurence De Cock


Le diagnostic est donc tombé il y a quelques jours, les IUFM auraient démontré toute leur inefficacité depuis des années. Qu’il existe des aspects à repenser dans la formation des enseignants est une donnée indubitable, et que l’on s’interroge donc sur les parcours proposés par les IUFM également. Pour autant, ce que l’effet d’annonce médiatique de la suppression des IUFM cherche à provoquer n’est pas tant la réflexion sur l’apprentissage du métier d’enseignant que la certitude de l’inutilité de ce qui constitue le substrat de leur pratique professionnelle, à savoir la pédagogie. Le débat régulièrement amplifié par les médias entre ceux que l’on nomme les « Républicains » et les « pédagogues » n’est pas nouveau (1). Schématiquement, il oppose les tenants de la primauté du savoir scientifique à ceux qui le galvauderaient au nom d’une angélique appréhension de la diversité des élèves héritée d’une pensée soixante huitarde. Les tenants d’une transmission verticale des savoirs s’en donnent alors à cœur joie contre ces « ilôts de formation » phagocytés par les sciences de l’éducation qui, pour mieux masquer leur inutilité, travailleraient à une inflation lexicale de notions toutes plus ridicules les unes que les autres dont se gaussent à satiété les hérauts de l’antipédagogisme (2). On ne retiendra pour exemple ici que le fameux poncif du « référentiel bondissant » pour qualifier le ballon en cours d’EPS, et dont on cherche encore une trace dans les formations en IUFM. Ce débat fantasmatique et toujours plus éloigné de la réalité des situations de classe trouve son audience en ceci qu’il livre clé en main la solution des difficultés auxquelles se trouvent confrontés certains enseignants en particulier, et le système éducatif en général. L’école a aussi ses boucs émissaires que les situations de crise viennent réveiller : en premier lieu on prétend cibler la posture démagogique de l’enseignant qui brade les contenus ou, pire, préfère « laisser l’élève au centre du système » quitte à « acheter la paix sociale » au détriment de son autorité. Cette grille de lecture des pratiques enseignantes , qui ne recoupe en rien la réalité du terrain, pose en fait la question fondamentale, celle de la place de l’école dans la République.
L’école se voit mise en tension entre sa traditionnelle fonction civique et intellectuelle – construction d’un espace commun où, par les connaissances acquises et la découverte des valeurs, l’on apprend à se penser comme sujets autonomes au sein du collectif – et son amarrage à la logique de rentabilité économique qu’on ne prend même plus soin de camoufler derrière la désuète formule d’ « ascenseur social ». Aujourd’hui des revendications dites identitaires et la nécessaire prise en compte des spécificités culturelles et du désir de reconnaissance en réponse à la trop longue insensibilité aux différences dans l’école républicaine sont un facteur supplémentaire de tension. On est en droit de se demander si ce détour « ethnique » ne vient pas s’inscrire dans la place laissée vacante par l’inconsistance de la réflexion sur les disparités sociales des publics scolaires et leur traduction spatiale dans les quartiers qualifiés de « difficiles ou sensibles » par l’éducation nationale.
Quoi qu’il en soit, nous dirons que ce qui se joue ici est la refondation d’une articulation problématique entre l’Universel républicain et la diversité des publics scolaires. En tant qu’adaptation réciproque entre des contenus de formation et des individus à former, la pédagogie ne peut être qu’au cœur des débats. La question posée par sa mise au ban dans la disparition pure et simple des IUFM est donc fondamentalement politique et peut, derrière les prétextes invoqués, se lire à l’aune du tiraillement actuel entre une redéfinition des contours de l’identité nationale entamée par le gouvernement et l’inéluctable entrée dans la logique post-nationale portée par la mondialisation.
Pour autant, la pédagogie n’est pas un outil en soi qui doit se penser déconnecté des savoirs à enseigner. Chaque discipline scolaire appelle en effet des pratiques d’enseignement spécifiques et il va de soi que l’ensemble des enseignants travaille régulièrement à ce tissage entre les contenus et les modalités d’apprentissage qui leur sont inhérentes. L’histoire-géographie-éducation civique, de ce point de vue, appelle des pratiques de classe intrinsèquement liées à la fonction originelle de cet enseignement : celle de l’élaboration de la citoyenneté à venir de l’élève. Ce que l’on nomme communément la « mission civique » de l’enseignement de l’histoire-géographie a déjà été largement interrogé du point de vue des contenus (prescriptions scolaires) (3), mais l’est plus rarement de celui des pratiques de classe (4). Or, si l’on admet la lecture d’une situation de cours comme un moment d’interactions sociales, l’enseignement de l’histoire-géographie peut devenir un prisme d’analyse intéressant du rapport qu’entretient l’école à la citoyenneté aujourd’hui. Ce qui se joue ici est bel et bien la nature de la citoyenneté projetée : s’agit-il de travailler à la responsabilisation de l’élève pensé comme futur acteur dans une « société critique » (5) ou de privilégier un rapport au politique envisagé sous la simple modalité d’une adhésion à des valeurs véhiculées par l’institution sur injonction de l’Etat ? Le professeur d’histoire-géographie est quotidiennement en prise avec cette vaste question dont la résolution ne peut qu’être pédagogique. Car, à y regarder de près, le débat entre « Pédagogues » et « Républicains » recoupe exactement les mêmes problématiques. D’un côté, on arguera d’une transmission verticale des savoirs sans s’encombrer de la lourde réflexion sur les conditions de réception des informations par les élèves. Dit autrement, il s’agit d’une obéissance naturelle d’un public/spectateur facilitée par l’ « autorité » du maître, donc d’une quête d’adhésion au discours transmis. De l’autre, on travaillera au contraire à rendre intelligibles par tous des contenus, quitte à sacrifier sur l’autel du narcissisme la posture magistrale du professeur, et à accepter les modalités et temporalités différentes d’apprentissage des élèves. Cet accompagnement plus individualisé nécessite la prise en compte des identités multiples qui composent une classe, et l’acceptation d’une réflexion poussée sur la distribution équitable des savoirs. La pédagogie comme forme de justice sociale, on est bien loin de l’air du temps. Et pourtant, l’enjeu est de taille, car ces différents parti-pris reflètent à leur manière deux visions contradictoires de la fonction de l’école dans la République.
La première repose sur une version « sanctuarisée » de l’école, imperméable aux débats sociaux, et ancrée sur un Universel républicain qui fonctionnerait comme une donnée naturelle, figée dans sa configuration élaborée lors de l’acte de naissance de l’école sous la troisième république. Cet Universel agirait comme une promesse d’émancipation de l’individu sous couvert d’une acceptation de normes garantes d’un consensus et d’une forme d’homogénéité. Dans ce contexte, les contenus traditionnels d’enseignement relayés par les pratiques se porteront garantes de ces normes : c’est le sens du fameux « roman national » supposé apporter une matrice identitaire suffisamment opératoire pour subsumer toutes velléités de différenciation. La pratique magistrale du cours ne fera qu’incarner dans la forme ce discours porteur de vérité.
Une seconde vision de l’école postulera au contraire une porosité entre l’espace public et l’espace scolaire. Avec sa propre temporalité qui n’est pas celle de l’urgence médiatique, l’école se poserait alors comme le lieu d’intelligibilité des débats ou conflits, par une praxis de la mise à distance réflexive. Il faudrait alors admettre que l’Universel n’est pas un lieu d’énonciation de normes immuables mais un champ ouvert d’antagonismes, un espace de débats suffisamment ouvert pour permettre à chaque particularité de s’affirmer sans trouver porte close. Comme l’écrit le sociologue Bruno Latour, « Le travail de la République laïque, c’est de détricoter et retricoter des identités multiples » (6). C’est cette vision de l’école qui rend possible l’apprentissage d’une citoyenneté critique car la question de la diversité devient alors une condition nécessaire au fonctionnement de l’école et non plus un frein. L’enseignant se vit lui-même comme citoyen et non plus comme fonctionnaire au sens napoléonien.
L’histoire-géographie est une matière première pour penser la société du présent et fournir des éléments explicatifs aux débats qui l’agitent. Les sciences humaines en général sont porteuses de controverses. Or la capacité critique relève de l’élaboration d’arguments qui permettent au mieux de nourrir cette controverse, au minimum de la comprendre en tant que telle. L’apprentissage des compétences argumentatives semble bien relever d’une citoyenneté davantage en adéquation avec le monde contemporain. Nicole Tutiaux-Guillon, Professeure à l’IUFM de Lille en appelle d’ailleurs à la mise en place d’un « nouveau paradigme pédagogique » de nature « constructiviste critique » qui vise à l’apprentissage de la capacité à assumer son point de vue, à l’argumenter et à participer au débat public. « Ce nouveau paradigme associe pluralité des identités, citoyenneté critique, l’universalité/ savoirs ouverts, construits, pluriels/différenciation, interaction, recherche, débat » (7). Revoilà donc la pédagogie, et on discernera peut-être mieux ici l’enjeu politique que constitue sa disparition.

Pour l’apprentissage d’une citoyenneté critique ou d’une citoyenneté d’adhésion ? Telle est la réalité du choix entre le maintien d’une formation toujours améliorable des professeurs d’histoire-géographie ou sa disparition avec celle des IUFM .


Laurence De Cock, formatrice à l’IUFM de Versailles



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Notes :


(1) Terminologie très peu appropriée mais tombée dans le langage courant.
(2) Dont la figure tutélaire est Jean-Paul Brighelli, auteur de la Fabrique du crétin, Jean-Claude Gawsewitch, 2005, et membre actif de l’association « sauver les lettres » devenue l’un des think tank du gouvernement actuel sur la question de l’école.
(3) Sur ce point, voir notamment les contributions sur le site du cvuh (http://cvuh.free.fr) qui interrogent l’écriture scolaire de l’histoire.
(4) Deux équipes de l’INRP dirigées par Benoît Falaize et Françoise Lantheaume ont impulsé une enquête, aujourd’hui en cours, sur les pratiques de classe en histoire-géographie, spécifiquement sur les questions controversées.
(5) Au sens défini par Luc Boltanski, une société « où les acteurs disposent de toutes les capacité critiques, ont tous accès, quoique sans doute à des degrés inégaux, à des ressources critiques, et les mettent en œuvre de façon quasi permanente dans le cours ordinaire de la vie sociale » in « Sociologie critique et sociologie de la critique », Politix, 1990, n°10-11.
(6) Interview dans Le Monde, 18 janvier 2004
(7) Nicole Tutiaux-Guillon, « L’enseignement des QSV (questions socialement vives) en histoire-géographie, éducation civique » in Alain Legardez & Laurence. Simonneaux, L’école à l’épreuve de l’actualité, enseigner les questions vives, Issy-les-Moulineaux, Esf éditeur, 2006, p. 133.

jeudi 12 juin 2008

Courrier de Suzanne Citron adressé au Monde à la suite de la réédition de la Bande dessinée d’histoire de France


L’histoire de France « en plus du Monde » ?

Deux pleines pages du Monde, daté du 7 juin m’invitent à « redécouvrir 2000 ans d’histoire de France ». Sur la frise qui récapitule les grandes dates, de Vercingétorix à de Gaulle, j’aperçois tous les personnages qui, avant 1939, jalonnaient effectivement le parcours du Petit Lavisse de ma très lointaine enfance d’avant la deuxième guerre mondiale.
En cet an de grâce 2008, l’histoire que me propose, à grand renfort de publicité, mon quotidien préféré est strictement conforme au manuel phare de la 3ème République. Je « redécouvre » en effet les repères inchangés d’une histoire scolaire vieille de plus de cent ans, et dont les objectifs proclamés étaient d’unifier et d’assimiler les petits Français de métropole, des îles et de l’Empire (colonial), quelles que soient leur origine et la couleur de leur peau. Je retrouve dans cette frise cette vision unique et linéaire du passé autour des ancêtres gaulois, d’une chaîne de héros, de rois et de combats, sur fond d’exaltation de triomphes chrétiens ou nationaux. Baptême de Clovis, Charles Martel, Bouvines, Duguesclin, Marignan, Austerlitz ne surprennent en rien l’ancienne élève de l’école républicaine des années 1930.
En revanche, dite de la sorte, cette « histoire », a de quoi choquer la fidèle et consciencieuse lectrice du Monde qui, depuis des décennies a suivi, à travers son quotidien préféré, événements et commémorations. N’a-t-on pas commémoré, en 1971 le centenaire de la Commune, en 1985 le tricentenaire de la Révocation de l’Édit de Nantes, débattu en 1996 autour de l’exploitation du baptême de Clovis. Le Monde de Beuve-Méry n’avait-t-il pas plusieurs fois, pendant la guerre d’Algérie, été inquiété pour publications de tribunes dénonçant la torture ? Le Monde de Colombani n’a-t-il pas longuement fait écho au procès Papon de 1997-1998, publié le discours de Jacques Chirac du 17 juillet 1995 qui reconnaissait enfin la responsabilité de Vichy dans la déportation des Juifs de France et, en 2005, de pleines pages sur l’ouverture des camps ? Plus récemment les débats autour des enjeux mémoriels et la question de l’esclavage n’ont ils pas occupé de longues colonnes ? Enfin voici à peine un mois Le Monde de Fottorino ne célébrait-il pas Aimée Césaire, poète de la négritude ?
Pas de Vichy dans les dates repères proposées sur la frise cadeau. Point de guerre d’Algérie ni de colonisation ni de décolonisation. Pas le moindre signe d’existence des Antilles. Pas de présence juive dans l’histoire sauf mention du « J’accuse » de Zola.

J’avoue donc être choquée par cette caution tapageuse du Monde à l’égard d’une histoire qui ignore la totalité des débats des chercheurs de ces dernières années et nie de fait les passés multiples d’un très grand nombre de Françaises et de Français d’aujourd’hui.


Suzanne Citron, dernier ouvrage, Le Mythe national, l’histoire de France revisitée, Les Editions de l’Atelier, 2008.