lundi 11 janvier 2010

Russie : l’héritage controversé de Staline par Korine Amacher



(article paru dans Le Temps du 22 décembre 2009)


La question de l’héritage du stalinisme est plus que jamais à l’ordre du jour en Russie. Colloques scientifiques durant lesquels les historiens font le point des dernières recherches, conférences, émissions de radio, articles de journaux et débats se succèdent à un rythme soutenu. Il y a peu, c’est Moscow News, journal russe publié en anglais, qui a organisé un débat consacré à la question de « l’héritage de Staline ». Les invités ont été conviés à répondre à plusieurs questions, dont les suivantes : doit-on se souvenir de Staline pour ses répressions ou pour la victoire lors de la Deuxième guerre mondiale ? Les crimes de Staline doivent-ils être reconnus ? Une réhabilitation de Staline est-elle en cours aujourd’hui en Russie ?

La table ronde était composée de « défenseurs » et de « détracteurs » de Staline (1). Ceux qui évoquent la « modernisation » économique du pays qui eut lieu à l’époque stalinienne, et ceux qui refusent le prix humain payé pour l’industrialisation forcenée du pays. Ceux qui voient en Staline un des plus grands chefs d’État du XXe siècle, qui estiment que cinquante ans ne sont pas suffisants pour porter un jugement « objectif » et « dépassionné » sur son œuvre, et ceux pour qui Staline est un criminel qui a mené à la mort des millions de citoyens soviétiques, et qui considèrent qu’il n’est jamais trop tôt pour juger un criminel. Ceux qui prétendent que la « grande Victoire » est le fruit de l’efficacité de Staline, et ceux qui estiment que la guerre fut gagnée non pas « grâce » mais « malgré » Staline, malgré ses erreurs durant la guerre, au prix de sacrifices terribles réalisés par le peuple soviétique, lequel n’a obtenu pour récompense que de nouvelles répressions dès la paix revenue. Ceux qui estiment que l’URSS a libéré les territoires de l’Europe occupés par les nazis, ceux qui parlent d’occupation. Mais si l’URSS n’avait pas vaincu le nazisme, rétorquent les uns, ses habitants auraient été transformés en « esclaves » des nazis. Certes, arguent les autres, mais les avoir libérés du nazisme ne justifie pas pour autant de leur avoir imposé, par la contrainte et la violence, un système politique dont ils ne voulaient pas.

La liste des exemples pourrait être enrichie. Cette table ronde, mais également les nombreux articles qui paraissent en Russie (2) montrent à quel point les esprits sont toujours fondamentalement divisés. Il n’y a actuellement aucun consensus national autour de la figure de Staline. Et à la différence de la période de la « déstalinisation » de Khrouchtchev, contrôlée par l’État soviétique, seul habilité à décider jusqu’où pouvait aller la critique, aujourd’hui, lors de tables rondes, durant les colloques ou dans la rue, chacun est libre d’évoquer Staline en bien ou en mal. Que ce soit à la télévision ou dans les librairies, des ouvrages de Varlam Chalamov ou d’Alexandre Soljenitsyne, des émissions, des documentaires, des séries sur les répressions staliniennes et le goulag côtoient les ouvrages et les émissions évoquant la « Grande Victoire », le rôle positif de Staline dans l’histoire du pays ou les réussites économiques de l’époque stalinienne.

En quelque sorte, Staline est omniprésent en Russie. Mais y a-t-il pour autant une réhabilitation officielle du « petit père des peuples », comme on le lit parfois tant dans la presse tant russe qu’occidentale ? Bien sûr, les faits sont insistants, et troublants : dans les sondages, Staline est constamment classé parmi les plus grands hommes de l’histoire russe. Dans certains manuels d’histoire publiés dès 2007 et faisant partie d’un important projet d’élaboration de nouveaux standards d’éducation au niveau fédéral, la politique stalinienne est présentée de façon à la justifier. En mai 2009, une « Commission de lutte contre les tentatives de falsification de l’histoire » a été créée sur décret présidentiel. Enfin, en août 2009, dans la station de métro Kourskaïa à Moscou une inscription en l’honneur de Staline a été restaurée. Et la phrase gravée dans la pierre, une des strophes de l’hymne soviétique, « Staline nous a élevés dans la foi en le peuple, il a inspiré notre travail et nos exploits », fait froid dans le dos lorsque l’on connaît les conditions de travail et le prix humain des « exploits » réalisés à l’époque soviétique. Tels sont quelques exemples récents, de l’avis de certains historiens et chercheurs, de la réévaluation positive du passé stalinien actuellement à l’œuvre en Russie. Et à ceux qui arguent que l’enseignant d’histoire est libre de choisir son manuel, qu’il ne s’agit donc pas de censure, que ces manuels ne représentent qu’une minorité parmi ceux disponibles actuellement sur le marché, d’autres répondent que les nouveaux manuels d’histoire sont tirés à plus de 100’000 exemplaires, les autres entre 10’000 et 15’000. Que les écoles en reçoivent en quantité plus que suffisante, parfois sans même qu’ils ne soient commandés par les enseignants, lesquels ont le choix entre plusieurs manuels proposés sur une liste à l’administration de l’école. Il est bien sûr possible d’acheter et d’utiliser d’autres manuels que ceux indiqués sur la liste. Toutefois, les écoles russes ne sont pas riches, et les enseignants, vu leur maigre salaire, encore moins (3) .

Et puis, il y a la position défendue par le président russe, Dmitri Medvedev. Le 30 octobre, le jour de la commémoration annuelle des prisonniers politiques, il l’a répété : les répressions de Staline constituent une des plus grandes tragédies de l’histoire russe, et aucune réalisation, aucun succès économique ou politique, aucun développement national ne sauraient être atteint au prix de sacrifices d’êtres humains. Rien ne peut justifier ces répresssions, et la Russie doit se souvenir de ses victimes. Beaucoup, en Russie, restent cependant sceptiques. Poutine, lui aussi, en 2007, s’était rendu à Boutovo, dans la banlieue de Moscou, lieu tristement célèbre des purges staliniennes de 1937, là où chaque année ont lieu les commémorations des victimes des répressions politiques. Cela ne l’a pas empêché de soutenir la publication des nouveaux manuels scolaires qui font couler tant d’encre en Russie depuis deux ans.

En fait, comme le font remarquer à juste titre de nombreux commentateurs politiques en Russie (4), il ne s’agit pas tant, aujourd’hui, de réhabiliter Staline que de renforcer l’idée d’un pouvoir fort, d’un État puissant capable de diriger le pays d’une main ferme et de le mener vers de nouvelles hauteurs économiques. Au demeurant, les tsars russes, en particulier les tsars autoritaires, font eux aussi un retour en force dans certains manuels scolaires et ouvrages historiques, où ils sont décrits comme de véritables héros. Ce n’est donc pas non plus Staline héritier de Lénine qui compte ; Staline aurait-il été un tsar que cela n’aurait pas empêché les auteurs des nouveaux manuels scolaires de justifier son œuvre, soit la transformation de l’URSS en une grande « puissance industrielle », par la « modernisation forcée » du pays.
Or, la question qui revient désormais constamment, qui est sur toutes les lèvres, c’est, justement, celle de la « modernisation » du pays. Et ce n’est donc pas un hasard si dans l’allocution de Dmitri Medvedev prononcée le 12 novembre, le thème de la « modernisation » économique et politique du pays a été central. Oui, mais comment moderniser le pays ? Et que signifie le « progrès » et la « modernisation » ? Enfin, faut-il moderniser en sacrifiant l’individu à l’État, en lui refusant toute initiative personnelle et liberté ? En lui demandant de travailler sous les ordres d’un pouvoir patriarcal, omnipotent et omniprésent ? Ou bien s’agit-il, comme l’a affirmé le président russe, de moderniser le pays dans le respect des principes démocratiques et en tenant compte du bien-être de l’individu, en octroyant une réelle marge de liberté créatrice aux citoyens russes, en leur accordant des droits, qui soient respectés, ainsi que des garanties d’indépendance ?


Telles sont les questions qui demandent une réponse urgente. Et la condamnation par Medvedev des répressions staliniennes d’un côté, la phrase à la mémoire de Staline gravée dans le marbre du métro Kourskaïa de l’autre, reflètent cette ambivalence de la Russie actuelle entre la voie démocratique et la voie autoritaire.


Korine Amacher,
historienne,
Fonds national suisse de la recherche nationale (FNS)
Université de Genève




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Notes :


(1) La table ronde était composée de Nikita Petrov, historien (Association Memorial), du père Guéorgui Mitrofanov, historien (auteur de La Tragédie de Russie - 2009), de Peter Taafe, secrétaire général du Socialist Party of England and Wales, ainsi que de Serguéï Tcherniakhovski, commentateur politique (Institut éco-politologique international) et de Egor Kholmogorov, commentateur politique orthodoxe et conservateur.
(2) Cf. par exemple, en français, Inna Doulkina, « Leur morale et la nôtre », Le Courrier de Russie, 12 mai 2009.
(3) Cf. notamment à ce propos l’article (en russe) de l’historien Alekseï Miller, « Russie : pouvoir et histoire », publié dans le récent numéro de la revue Pro et Contra (mai-août 2009) consacré aux « politiques de l’histoire ».
(4) Cf. par exemple Masha Lipman, « Russia’s search for an identity », The Washington post, 3 novembre 2009, ainsi que, d’une façon générale, les nombreux articles et émissions de radio consacrés à la question de l’héritage du stalinisme dans la Russie actuelle et publiés sur de nombreux sites internet russes, notamment www.polit.ruwww.novayagazeta.ruwww.newsru.comwww.svobodanews.ru,www.echo.msk.ru, etc.

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