jeudi 3 février 2011

Les Tunisiens ne sont pas en 1789 ! ou impossible n’est pas tunisien. par Pierre Serna


Non la Tunisie n’est pas en 1789 ! Par pitié que l’on cesse d’instrumentaliser l’Histoire en mesurant l’histoire du monde à l’aune de l’histoire de France. La posture consciente ou non de Jean Tulard, dans Le Monde du 18 janvier, qui consiste à considérer les Tunisiens en face de leur 1789, relève d’une lecture post-colonialiste insultante au pire, condescendante, au mieux. Les tunisiens auraient 220 ans de retard sur l’histoire de France et découvriraient enfin les vertus de la liberté conquise. Eh bien non !
La liberté n’est acquise pour nul peuple, et à leur façon les français doivent lutter pied à pied pour leurs anciennes conquêtes en ces temps de recul systématique du pacte républicain. C’est nous qui devons apprendre des Tunisiens et non l’inverse. Nous sommes restés dans un 1789 mental, mythifié et figé. Les Tunisiens eux sont bien en 2011 !C’est encore plus étonnant lorsqu’il s’agit de leur donner une leçon de bonapartisme rance, l’air de faire le contraire, en insistant lourdement sur le fait que les désordres et la fin de la révolution ont coïncidé avec le 18 brumaire, là où de nombreux et récents travaux ont montré la continuité des troubles bien après le coup d’Etat de Bonaparte, et ce malgré la propagande consulaire, manifestement encore efficace deux cents ans après. Mais quelle mouche a piqué les rédacteurs du Monde pour aller interroger un spécialiste de l’Empire afin de commenter une Révolution naissante ? Quel sens donner à cette initiative ? Le futur de la Tunisie n’est pas lié aux décisions des militaires ou d’un Etat-Major, comme cela est sous entendu dans l’entretien.

Le futur de la Tunisie, se jouera de façon complexe, parfois chaotique, avec le peuple, non construit comme entité abstraite et piège de toutes les révolutions, mais vu comme addition concrète des espoirs de toutes celles et de tous ceux qui, descendus dans la rue et pris séparément, constituent les forces collectives de ce pays en révolte d’abord (pendant quelques semaines), en révolution ensuite (combien de jours ?), puis en transition (combien d’années ?) comme dans toutes les révolutions. Alors dans dix, ou vingt ans, voire 80 ans —temps nécessaire aux anglais, aux américains ou aux français pour stabiliser leurs processus révolutionnaires —, on l’oublie trop souvent. Alors seulement, nous saisirons l’importance de ce qui vient de se passer en Tunisie : une révolution. Pour le moment rendons aux Tunisiens ce qui leur appartient et gageons qu’ils sauront mieux se départir du fantasme typiquement français de s’en remettre comme un fatum méditerranéen à un sauveur en uniforme.

Ce que nous apprennent les Tunisiens, — nous laissant quelque peu sidérés et pour le moins admiratifs —, c’est qu’une Révolution est possible. Que n’a –t-on dit, en France, sur la révolution : objet froid, dépassé, historicisé, depuis 1977, date de la parution de l’ouvrage de F. Furet « Penser la Révolution », qui remettait violemment en cause le catéchisme républicain et la mythographie d’une Révolution française terminée, finie. Avec cette affirmation l’idée de révolution était discréditée, stigmatisée. La révolution, monde de violence, devait être désormais à éradiquer dans le futur. La réforme du libéralisme plutôt que la révolution épouvantable et forcément déviée par les totalitarismes en tous genres était sans cesse mise en avant. Nous sommes transis, timorés, rendus peureux par la crise. La révolution est devenue un objet congelé, à étudier avec les lunettes des historiens, et surtout à ne pas imaginer de façon quelconque dans l’actualité.

Et pourtant, la dynamique des chantiers sur les révolutions, hors de France, le démontre clairement : scientifiquement la Révolution demeure un espace de travail de recherche, de débats et d’interprétation ouverts, autrement qu’au travers d’une lecture qui donne à voir la révolution comme un événement inattendu, un accident de l’histoire ; comme si les révolutions révélaient la faiblesse des régimes avant d’exprimer la force de la contestation (« Quand le régime est fort, dit Jean Tulard, la révolte ne peut pas se transformer en révolution, elle est écrasée »). Cette vision prévalait encore il y a quelques années en France. Heureusement les travaux de Jean Nicolas ont montré que le soi-disant XVIIIe siècle de la vie douce et des fêtes au Trianon avait vu plus de 8000 révoltes en tous genres éclater ! Un autre historien tunisien dira combien de mouvements ont été réprimés qui exprimaient, non le désespoir des tunisiens mais leur claire conscience que le régime liberticide devait disparaître. Les Tunisiens viennent de montrer de façon remarquable que l’histoire fragmentée, et chaque fois différente de la Révolution, n’est pas terminée. Qu’en est-il de cette dynamique qui ravit tout historien de la révolution ? Qu’en est il des modes de représentations des Tunisiennes et des Tunisiens ? Un peuple gentil, calme et tolérant, antienne répété ça et là qu’un tunisien interrogé à la radio résumait de façon encore plus explicite : « on nous prenait pour les femmelettes du Maghreb » et que Jean Tulard exprime à sa façon (« Le peuple tunisien me paraît assez peu porté sur les émeutes sanglantes et la violence »). Tout est dit ! Dans la construction des néo-classifications ehtno-toursitico-populiste-postcoloniale, la gentillesse ontologique des Tunisiens leur faisait tout supporter à commencer par un pouvoir corrompu autoritaire et liberticide, en les privant de toute puissance symbolique, masculine, militaire, bonapartienne,… comme si d’autres pays du Maghreb censés plus virils supportaient moins la corruption et l’autoritarisme... Les Tunisiens viennent de prouver collectivement le contraire, déjouant tous les pronostics de la diplomatie complaisante des pays occidentaux, tous les projets de planification tranquille des tours opérateurs de tourisme sécurisé. Autre chose s’est joué en Tunisie : un événement fascinant pour l’historien de la révolution : « le gentil peuple » peut agir et peut inverser une histoire de sa soumission déjà programmée au nom d’une realpolitik entérinée par les puissances occidentales. La peur a été retournée et c’est là une leçon à bien méditer pour les historiens de 1789, de 1791, 1793 et 1799 : ce n’est pas les populations prises collectivement qui ont peur lorsque les crises sociales engendrent une extrême tension : ce sont les gouvernants. Il faut entièrement retourner la façon de faire de l’histoire de Jean Tulard : ce n’est pas la Révolution française qui permet de comprendre ce qui se passe aujourd’hui, ni même les autres révolutions du passé : c’est ce qui se passe en Tunisie qui éclaire le passé. Les Tunisiens restent ce qu’ils sont, pas besoin de discours de régénération ou de transformation des peuples, en un idéal inexistant, origine des violences sempiternelles qui fondent les refondations politiques après les révolutions, lorsque l’invention d’un homme et d’une femme nouvelle poussent les processus révolutionnaires dans les travers des « Terreurs » en tous genres.

Par pitié, surtout pas de virilisation pseudo-courageuse et pseudo-révolutionnaire de ce « gentil peuple » qui vient de renverser son dictateur, à l’aide d’une rhétorique de refondation politique fondée sur une vision insidieusement bonapartienne plaçant l’armée au cœur de cette révolution (ce qui est une méconnaissance totale du rapport des forces réelles de la Tunisie aujourd’hui et de la faiblesse dans laquelle le pouvoir laissait cette armée de conscrits). La question des girouettes qui travaille beaucoup Jean Tulard manifestement, n’a jamais été à l’ordre du jour en 1789, elle n’émerge qu’au moment thermidorien. Les Tunisiens n’en sont pas encore là, loin s’en faut. Ils détiennent, tout simplement, leur destin en main. Ils le démontrent chaque jour en refusant que les anciennes élites les plus compromises et corrompues continuent leur chemin impunément. Les Tunisiens viennent de donner une leçon d’histoire, ils poursuivent leur propre histoire. Ils ne sont pas en 1789 mais bien en 2011, et construisent, en miroir, les questions que nous devons nous poser en France sur le devenir des idéaux d’égalité, de fraternité, et de liberté républicaines. Impossible n’était pas français, il n’est désormais plus tunisien
Pierre Serna Directeur de l’Institut d’Histoire de la Révolution Française Professeur à l’Université de Paris I.

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