lundi 28 mai 2007

Toute histoire a un contexte. Une réponse à Laurent Joffrin refusée par Libération...


T"NOTA : Les critiques que Laurent Joffrin, directeur de Libération, a formulées dans son éditorial du 24 mai à l’encontre de la tribune publiée dans la page « Rebonds » (22 mai), par Pierre Schill (membre du CVUH), nous ont incités à demander un « droit de réponse », que Libération ne nous a pas accordé. Nous avons donc décidé de publier ce texte sur notre propre site".



(Nous avons ajouté quelques précisions qui manquaient dans le texte initial rédigé comme une réponse rapide. Elles figurent entre crochets)


La première décision du nouveau Président de la République, - une décision par essence symboliquement forte - de demander à l’ensemble des enseignants d’histoire-géographie de lycées de lire au début de chaque année scolaire la lettre que Guy Môquet écrivit à ses parents avant son exécution le 22 octobre 1941 en représaille à l’assassinat d’un officier allemand interroge la communauté historienne.
Pierre Schill, enseignant d’histoire-géographie et membre du Comité de vigilance face aux Usages publics de l’histoire (CVUH) dans un récent article (Libération du 22 mai) a expliqué clairement pourquoi il ne se plierait pas à cette décision du pouvoir : en premier lieu pour défendre l’autonomie de l’histoire comme discours savant, instrumentalisée aujourd’hui par ce même pouvoir, et ensuite, pour défendre l’autonomie pédagogique du métier d’enseignant. Laurent Joffrin, directeur de la rédaction deLibération, répondant à l’article de Pierre Schill (Libération du 24 mai), estime au contraire que la décision du Président de la République repose sur sa légitimité démocratique. On sait pourtant combien, depuis quelques mois, Nicolas Sarkozy a usé et abusé d’un recours systématique à l’histoire, amalgamant et compilant des références hétéroclites, en en détournant souvent le sens pour aboutir, in fine, à une négation de l’histoire comme discours rationnel et raisonné. On voit ici comment la faiblesse historique du discours a pu devenir la condition de son efficacité politique. Personne parmi les auteurs de ce texte ne conteste une quelconque légitimité démocratique au nouveau Président de la République ; mais peut-on sérieusement analyser comme un geste de “tolérance” ainsi que l’écrit Laurent Joffrin (un peu gêné néanmoins lorsqu’il avoue qu’on ne peut exclure d’y voir un “calcul politique”) le fait de choisir une figure emblématique de la Résistance communiste ; en jouant sur l’émotion contenue dans la lettre ? Alors que les historiens s’efforcent de montrer qu’histoire et mémoire sont deux modes de rapport au passé différents même si l’un est aussi légitime que l’autre ; Laurent Joffrin appelle de nouveau à ce mélange, source de confusion et d’incompréhensions comme l’ont montré à l’envi de nombreux débats récents.
Laurence De Cock-Pierrepont y a insisté ailleurs (L’Humanité du 24 mai) : la mobilisation des affects paraît difficilement compatible avec un raisonnement intellectuel. Ce n’est pas en jouant sur la corde sensible et larmoyante que l’on transmet l’histoire : comme l’écrivait Marc Bloch : “Un mot pour tout dire domine et illumine nos études : comprendre” ; faire comprendre la Shoah ce n’est pas simplement dénoncer l’étendue du malheur, mais à l’instar de Raoul Hilberg, démonter des mécanismes, analyser des centres de décisions, comprendre le fonctionnement d’une administration. Il en va de même pour la Résistance ou pour Guy Môquet. Les professeurs de lycée enseignent l’histoire de la Résistance depuis fort longtemps. Les lettres de fusillés figurent parmi les documents les plus exploités ; mais, comme toutes les sources historiques, elles appellent préalablement la mise en place d’un cadre d’intelligibilité. Il ne s’agit certes pas de déshumaniser le drame dont cette lettre témoigne et qui par l’émotion qu’elle porte donne chair à l’histoire, mais de mettre en garde contre la dérationalisation de l’histoire en germe dans la décision de Nicolas Sarkozy. Or ce dernier aurait-il en tête d’exalter la mémoire communiste de la Résistance ne serait-ce que pour la dissoudre dans la geste du Récit national ? A l’évidence non. Pourtant, les enseignants qui, à la rentrée prochaine liront la lettre de Guy Môquet, pourront-ils taire dans leurs explications que l’engagement dans la Résistance de ce dernier [ou plutôt son militantisme clandestin qui lui vaut d’être arrêté] procède en ligne directe de son engagement communiste ? Rappelons simplement que son père, député communiste élu sous le Front Populaire en 1936 (que Nicolas Sarkozy a tant évoqué pendant sa campagne) est interné en Algérie depuis 1939, que le jeune Guy, déjà militant des Jeunesses Communistes, redouble d’activité après la débâcle et déploie une grande énergie pour combattre par la propagande clandestine l’occupant nazi et l’Etat français de Vichy, [certes sur la ligne du Parti qui n’est alors pas entré en Résistance mais dénonce depuis le pacte germano-soviétique de 1939, la guerre impérialiste]. La lettre que Guy Môquet adresse à sa famille est tant un appel à ceux qui resteront pour poursuivre la lutte contre l’oppression, qu’un moment fort d’un amour filial dans lequel se donne à lire la reconnaissance d’un fils militant communiste pour un père et une mère militants communistes. Guy Môquet “résistant” n’a aucun sens si l’on ne précise “résistant communiste” [en expliquant toute la complexité du terme, ce qu’est la ligne du Parti avant juin 1941, que certains militants qui résistent dès la première heure ne suivent pas, puis l’engagement dans la lutte contre l’occupant avec l’attaque contre l’URSS, la construction de la mémoire des martyrs, enjeu essentiel avant juin 41 justement etc.]. Il ne s’agit ni de défendre la mémoire ni l’histoire d’un Parti communiste, émergeant à peine d’une période sombre, mais de redire encore une fois combien cette patrimonialisation du passé est aussi un obstacle à sa compréhension.
L’abus de décontextualisations risque bien de se transformer aujourd’hui en une politique et un mode de gouvernement. Le danger d’une histoire officielle n’est peut-être pas aussi éloigné de nous qu’on pourrait le penser. Rappelons que c’est la loi du 23 février 2005 qui, dans son article 4, a tenté pour la première fois d’imposer dans l’enseignement de l’histoire une version officielle à propos des “aspects positifs de la colonisation”. Quoi qu’en pense Laurent Joffrin, même si l’Assemblée nationale pouvait à l’époque comme aujourd’hui se prévaloir de la “souveraineté populaire”, sa décision s’est néanmoins heurtée à ce qui est au fondement de l’idée démocratique : qu’il n’y a pas de vérité officielle et unique, que le combat politique, que la controverse intellectuelle sont l’expression de la pluralité démocratique.oute histoire a un contexte. Une réponse à Laurent Joffrin refusée par Libération...

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