mercredi 4 avril 2012

Et la France dans tout ça ? Par Suzanne Citron


Baptême de Clovis par St Rémi, parvis
de la cathédrale de Reims.

(texte lu à La Fabrique de l’histoire, France Culture, le 30/03/2012)

Tout ça c’est La Marseillaise sifflée au stade de France. C’est le mois de novembre 2005 quand des enfants, des adolescents, français pour la plupart mais le plus souvent d’ascendance immigrée, ont incendié des bâtiments construits pour les éduquer à la citoyenneté républicaine.
S’est-on vraiment interrogé sur ce symptôme, ce symbole d’un fantastique échec ? Comme si la mémoire collective avait refoulé l’interrogation.
Et la France, c’est quoi dans les programmes d’histoire de l’école et du collège, et dans la tête des élèves ? A-t-on mesuré l’écart qui pouvait exister entre le prescrit des hauteurs de la rue de Grenelle et le reçu dans les quartiers de relégation et aussi dans les autres ? A-t-on interrogé les psychiatres qui, dans les CMP, centres médico-psychologiques, entendent des adolescents en mal d’être leur dire : l’histoire j’y comprends rien.
Quel mode d’emploi du passé, pour reprendre le titre du beau livre d’Enzo Traverso ?
A l’école élémentaire. On croit que le roman national c’est fini parce que la tonalité héroïque et sentimentale n’est plus de mise. Mais les programmes reproduisent indéfiniment la configuration historiographique initiée au début de l’école républicaine pour nationaliser une France paysanne et multilingue. Aujourd’hui, au 21e siècle, après deux guerres mondiales, Vichy, la Shoah, la guerre d’Algérie, on veut toujours modeler l’imaginaire enfantin avec un récit de la nation conditionné par les codes épistémologiques, idéologiques, culturels du 19e siècle. L’histoire reste en filigrane celle d’une France hexagonale, pré-incarnée dans la Gaule, socle ontologique de l’avancée du temps. Un temps ponctué des origines à nos jours par une litanie de personnages incontournables et de séquences rituelles.
Le collège perpétue un temps conceptualisé dans la première moitié du 19e siècle quand l’histoire est devenue discipline académique. Cette périodisation eurocentrée – Antiquité, Moyen Age, Temps modernes – est le support du continuum prescrit par les instructions. C’est la base canonique de l’enchaînement des programmes de la 6e à la 3e. C’est l’enveloppe de la Raison d’Etat, qui a construit les histoires nationales sur l’exclusion des dominés, des vaincus, des autres.
Un grand débat serait-il sacrilège, mais sacrilège de quoi ? Comment gérer les mémoires en tension et en revendication dans la crise anthropologique d’un monde post industriel, post colonial, globalisé ?
Quels nouveaux outils, quelles démarches pour décoder un passé qui ait du sens, non pour les seules élites, mais pour les enfants d’une France diverse, métissée, complexe, chaotique, inégalitaire ? Comment forger un vouloir vivre ensemble, une identité collective orientée vers un projet d’avenir et de transformation ?
Un débat épistémologique et critique sur le vieux récit fétiche, sur le temps académique réifié, est-il possible sans susciter l’accusation d’assassiner l’histoire de France ?
Philippe Joutard, le maître d’œuvre du seul programme un peu novateur de l’école, celui de 2002, mis au rancart par Xavier Darcos, a lui-même reconnu la pesanteur des traditions. Comme si l’identité nationale reposait encore et toujours sur la défense d’Alésia, sur le mythique sacre de Clovis, sur l’usurpation d’Hugues Capet.
Couturer une histoire polyphonique de l’entité France dans un espace non plus gallo-centré mais mondialisé au départ, ajuster des temporalités multiples, trier des éclats du passé signifiants pour ceux qui les reçoivent, est-ce une inadmissible transgression ou l’injonction inéluctable du présent ?