samedi 13 avril 2013

Enjeux d’une écriture historienne du devoir de mémoire (1) par Sébastien Ledoux.




(1) Ce texte est une version modifiée de l’article « Écrire une histoire du devoir de mémoire », paru dans la revue Le Débat (170), mai-aout 2012, p. 175-185.





Écrire aujourd’hui une histoire du devoir de mémoire revient à questionner la production et la circulation d’une nouvelle formule, entrée en France dans le vocabulaire courant, comme dans le langage officiel, depuis les années 1990[2]. Un tel projet scientifique suppose de prendre au sérieux cette formule, devenue un lieu commun largement décrié, en interrogeant ses fonctions sociales de manière à en faire un véritable objet d’histoire.

Partons du champ disciplinaire auquel se rattache cet objet. La discipline historique s’est trouvée concernée de très près par l’expression devoir de mémoire. L’aspect le plus visible de cette relation a constitué une dispute, au sens étymologique du terme, engageant nombre d’historiens qui ont, à cette occasion, débattu publiquement de leur rôle social, de leur identité comme de l’épistémologie de leur discipline. L’objet d’étude mobilisé n’est donc pas neutre, loin s’en faut, dans le milieu même où il est étudié.
Dans un souci de distinction, de multiples historiens ont pris position contre l’expression devoir de mémoire au cours de ces quinze dernières années : d’Henry Rousso qui fustige dès 1994 une « injonction à la mode[3] » à Annette Wieviorka, récemment, pour qui cette expression « ne recouvre rien du tout, car la mémoire n’est pas un devoir[4] ». Elle est utilisée aussi bien comme une contre-référence qui permet aux historiens d’affirmer la vocation scientifique de leur identité professionnelle. L’action juridique d’associations menée à l’encontre d’historiens pour contestation de crimes contre l’humanité, tels Bernard Lewis en 1993 au sujet du génocide arménien ou Olivier Pétré-Grenouilleau en 2005 pour les traites négrières, n’a fait que renforcer ce positionnement désormais pourvu d’une expression officielle, avec la création de l’association Liberté pour l’histoire en décembre 2005[5]. Ce lourd « héritage », pour entreprendre une recherche en histoire sur le devoir de mémoire, nécessite une clarification vis-à-vis de son affiliation disciplinaire.
Le problème n’est pas d’opposer ou d’adhérer, mais de considérer les débats publics autour du « devoir de mémoire », comme eux-mêmes objet de recherche. Il ne s’agit pas d’entrer dans une nouvelle discussion sur les méfaits d’une telle injonction pour la société en général, et pour la pratique historienne en particulier qui se serait retrouver « court-circuitée » par l’imposition d’une telle notion. C’est le risque que Paul Ricœur entrevoyait dans l’impératif ainsi formulé, qu’il considérait par ailleurs à la fois comme souhaitable, en tant que porteur d’un « projet de justice », et « lourd d’équivoque[6] ». Une telle recherche ne peut donc relever d’un « devoir d’histoire », expression antonyme apparue sous la plume d’historiens à partir de la seconde moitié des années 1990, et ce en réaction contre les usages alors de plus en plus institutionnels et médiatiques du devoir de mémoire. L’historien Antoine Prost, par exemple, concluait ainsi ses Leçons sur l’histoire en 1996 : « On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire : mais rappeler un événement ne sert à rien, même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas […]. Si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d’abord un devoir d’histoire[7]. » La démarche ne s’inscrit pas non plus dans le prolongement d’une réflexion épistémologique centrée sur la distinction nécessaire entre histoire et mémoire qui a largement dominé la discipline historique depuis trente ans[8]. Écrire une histoire du devoir de mémoire conduit en revanche à relever les pratiques sociales et « une utilisation stratégique[9] » de la mémoire par des historiens, sur une période qui a vu celles-ci considérablement évoluer[10], en partie induites justement par le contexte social d’un « moment-mémoire ». Or, fait a priori paradoxal dans le cadre de cette distinction entre histoire et mémoire de plus en plus revendiquée par les historiens eux-mêmes, leurs travaux se sont développés également dans des dispositifs institutionnels créés en fonction du devoir de mémoire : musées, mémoriaux, commissions (commissions Rémond ou Mattéoli par exemple), commémorations, procès pour crimes contre l’humanité (Touvier en 1994, Papon en 1998). Les historiens ont été aussi des acteurs sociaux engagés, à titre d’experts, dans des processus de valorisation, d’essentialisation et d’institutionnalisation de la mémoire depuis une trentaine d’années. Retracer l’histoire des usages de cette expression invite ainsi à « en finir avec une certaine naïveté du moment-mémoire », comme le suggérait la sociologue Marie-Claire Lavabre dès 1994[11]. Dans le même sens, cette entreprise conduit à relever « l’ambivalence constitutive[12] » du métier d’historien : transmettre des connaissances, mais aussi construire un rapport spécifique au présent et au passé.
Pour autant, il ne saurait être question d’occuper une position surplombante vis-à-vis d’historiens qui, par définition, vivent et pensent leur objet de recherche dans un cadre social donné. Personne ne peut prétendre échapper à un champ d’intelligibilité du passé nécessairement corrélé à un présent agissant sur lui, son activité étant aussi le « symptôme d’une activité subie[13] ». Ainsi, et à rebours d’une position défensive à l’égard de la mémoire tendant à constituer progressivement le socle identitaire des historiens depuis une quinzaine d’années[14], cette évidence permet de préciser la manière dont il convient d’aborder la mémoire, à savoir dans la polysémie et l’historicité de sa terminologie.

Le terme même de mémoire a une histoire dans le discours social qui est indispensable de retracer, du moins dans sa période la plus récente. Ce terme est devenu, par ses multiples usages métaphoriques, une notion particulièrement vague recouvrant des faits extrêmement divers[15]. Surtout, l’investissement de différents acteurs scientifiques, politiques, médiatiques, culturels pour ce terme s’est produit au même moment, soit au tournant des années 1970-1980. Mémoire a ainsi occupé une nouvelle fonction sociale au cours des années 1980 qui tendrait à le situer dans un véritable « horizon d’attente[16] », à l’échelle à la fois individuelle et collective. C’est là le paradoxe apparent de cette nouvelle forme de notre rapport au passé, qui s’est inscrite notamment dans ce mot de mémoire. Le « moment-mémoire[17] » ne signifie donc pas seulement la prééminence d’une notion, mais également le pouvoir d’un mot, l’usage qui en est fait jusqu’à aujourd’hui signalant avant tout un « usage de son pouvoir, de sa puissance d’action, de sa performativité[18] ». Ce mot a donc progressivement constitué une « formation discursive[19] » qui a vu la production de multiples énoncés autour de lui. Citons quelques exemples de ces figures innombrables surgies au cours de cette décennie et appelées à connaître des fortunes diverses : « lieux de mémoire[20] », « chemins de la mémoire », « politique de mémoire », « ministère de la mémoire », « défense de la mémoire », « procès de la mémoire », « assassins de la mémoire », etc. La formule devoir de mémoire s’inscrit donc dans cette longue liste qui traduit, de la part des contemporains, un nouveau rapport au passé. Ce déplacement sémantique témoigne en l’accentuant du caractère essentialisant que la mémoire commence à revêtir au cours de cette période, et qui l’érige en une entité intrinsèque, au même titre que la liberté ou l’égalité, par exemple.
Or, les travaux des sciences sociales et des neurosciences sur la mémoire viennent contredire et déconstruire ce caractère essentialisant véhiculé par le discours social, et repris la plupart du temps par les historiens. Que ce soit en sociologie, en anthropologie, en psychologie ou en neurosciences, ces recherches actuelles constituent un apport précieux pour les historiens travaillant sur la mémoire. Dans les pays anglo-saxons et en Allemagne, les Memory Studies en plein essor privilégient justement une approche transdisciplinaire de la mémoire. Cette école s’est institutionnalisée depuis peu avec la création de différents centres de recherche travaillant spécifiquement sur cet objet : l’Interdisciplinary Memory Group à la New School for Social Research de New-York, le Center for Interdisciplinary Memory Research dirigé par le psychosociologue Harald Welzer à l’institut d’Essen, ou le Center of Memory Studies fondé par le sociologue Andrew Hoskins à l’Université de Warwick[21]. Or, même si chaque discipline énonce des définitions de la mémoire propres à son champ conceptuel, toutes mettent en exergue le rôle fondamental de l’environnement social dans les mécanismes mémoriels, tant individuels que collectifs. Ce point de convergence démontre une fois encore, après les travaux de Maurice Halbwachs dans la première moitié du XXe siècle[22], que la mémoire n’est pas une faculté obéissant à ses lois invariables. Elle est bien au contraire une construction qui s’élabore conjointement par « effet du passé et effet du présent[23] » dans « l’interpénétration des consciences »[24]. La complexité du fonctionnement de la mémoire, individuelle ou collective, nécessite donc de renoncer à ses usages métaphoriques, et sollicite immanquablement les différents champs disciplinaires qui la prennent pour objet.

dimanche 7 avril 2013

Nouvelle journée d'études le 27 avril 2013.

La LDH et la Revue Arménienne des questions contemporaines associées au CVUH organisent une journée d'études. 

Le programme et les renseignements pratiques pour s'y rendre figurent sur le document ci dessous.